Partie 1
Le bus s’arrête. Le moteur coupe dans un soupir hydraulique qui fait vibrer le sol sous mes pieds. C’est le signal.
Dans l’allée centrale, personne ne parle. Ce n’est pas le silence de la concentration, celui que j’ai connu il y a quinze ans, lourd, épais, sentant le camphre et la peur. Non. C’est un silence électronique. Douze têtes sont baissées, le visage éclairé par la lueur bleue des écrans. Ils vérifient une dernière fois. Pas la tactique sur coup de pied arrêté. Pas les consignes du coach. Ils vérifient leur « fit ».
Je regarde le gamin assis devant moi. 19 ans. Un talent pur, brut, capable de casser des reins sur un appui. Il porte un sac Louis Vuitton plus grand que son torse et un ensemble en denim japonais qui a dû coûter trois mois de salaire d’un ouvrier. Il ajuste ses lunettes de soleil. Il fait nuit, il est 19h30 un samedi soir de décembre à Saint-Étienne, il pleut une eau glaciale dehors, mais il met ses lunettes de soleil.
Il ne se prépare pas à jouer un match de Ligue 1. Il se prépare à traverser les vingt mètres de bitume entre le bus et la porte du stade. La « Tunnel Walk ».
Moi, je lisse le pli de mon pantalon. J’ai 34 ans. Mes genoux grincent quand je me lève. J’ai une infiltration de cortisone dans la cheville droite qui commence à se dissiper, et je sais que dans deux heures, je ne pourrai plus marcher. Mais là, tout de suite, je dois être impeccable.
C’est la règle non écrite. Si tu arrives en survêtement du club, tu es un « plouc », un « sans-grade ». Si tu arrives mal habillé, les comptes Twitter vont te déchiqueter avant même le coup d’envoi. « Regarde-le, il est fini. »
Je me lève. Je prends mon sac. Je sens le poids du rôle que je dois jouer.
La porte du bus s’ouvre. L’air froid s’engouffre, portant avec lui l’odeur acre des fumigènes lointains et des saucisses-frites. Et le bruit.
Les flashs crépitent comme des armes automatiques. Clic-clic-clic-clic.
Je descends les marches. Tête haute. Regard vide. Ne pas sourire, ça fait faible. Ne pas grimacer, ça fait inquiet. Il faut avoir l’air « focus », mais « stylé ». Il faut avoir l’air de ne pas calculer, alors que tout, absolument tout, a été calculé par un styliste payé par mon agent mardi dernier.
J’avance. Je ne suis pas un footballeur à cet instant. Je suis un cintre vivant pour une marque italienne. J’entends les photographes hurler mon nom, non pas pour avoir une déclaration, mais pour que je tourne la tête, pour que le logo sur ma veste soit bien visible.
Je croise le regard d’un cameraman. Il ne filme pas mes yeux. Il filme mes chaussures. À l’intérieur, mon ménisque gauche lance une décharge électrique. Je ne bronche pas. Je continue de marcher. C’est ça, le job maintenant. Le match n’est qu’un accessoire. Le vrai spectacle, c’est nous, arrivant comme des rockstars dans une arène où l’on vient surtout pour être vus.
Je pousse la porte battante du stade. La chaleur du couloir me frappe. Les flashs s’arrêtent. Je suis à l’abri, pour l’instant. Mais le dégoût, lui, reste collé à ma peau comme ce tissu trop cher.

Partie 2
Le couloir menant aux vestiaires est une zone tampon. Un sas de décompression étrange, gris, éclairé par des néons qui grésillent. Ici, l’armure commence à se fissurer.
Le gamin de 19 ans, celui aux lunettes noires, les retire enfin. Je vois ses yeux. Ils sont cernés. Il a l’air terrifié. Il vient de passer devant cinquante photographes avec l’assurance d’un roi, mais dès que la porte se referme, il redevient un enfant qui a peur de rater sa passe. Il sort son téléphone immédiatement. Il ne regarde pas les messages de sa mère ou de sa copine. Il va sur Instagram. Il cherche les photos de son arrivée. Il veut voir si les comptes influents comme DripFootball ou WaveCheck ont déjà posté son outfit.
« T’as vu les coms ? » me lance-t-il, fébrile, sans même me dire bonjour. « Ils disent que le pantalon tombe mal sur la Jordan. Putain, j’aurais dû mettre les autres. »
Je ne réponds pas. Je pose mon sac sur le banc en bois verni du vestiaire. Je commence à me déshabiller. Enlever ce costume, c’est comme enlever une seconde peau mensongère. Je plie soigneusement la veste. Elle vaut 3 000 euros. Mon père mettait six mois à gagner ça quand j’ai commencé au centre de formation. Aujourd’hui, je la porte une fois, pour vingt mètres de marche, et je ne la remettrai probablement jamais. C’est du gaspillage, c’est obscène, mais c’est le “game”.
Si je ne joue pas le jeu, les sponsors ne suivent pas. Si les sponsors ne suivent pas, le club fait la gueule. Si le club fait la gueule, je suis sur le banc. C’est une chaîne alimentaire perverse où la mode a remplacé la performance.
Je me retrouve en caleçon. Là, la vérité éclate. Mon corps est une carte routière de la douleur. Une cicatrice violette traverse mon genou droit. Une autre, plus fine, strie mon épaule. Mes orteils sont déformés par quinze ans de crampons trop serrés. J’ai des tapes bleus et roses collés sur les cuisses comme des peintures de guerre dérisoires.
Je regarde autour de moi. Nous sommes tous pareils. Des corps abîmés, usés, vendus comme des machines de guerre invincibles à la télé, mais qui, ici, dans l’intimité du vestiaire, sentent la pommade chauffante et la lassitude.
L’intendant passe avec les maillots. Il me tend le mien. Le numéro 6. Il est léger, technique, parfait. Mais quand je l’enfile, je ne sens plus la fierté d’avant. Je sens juste que je remets un autre costume. Celui du gladiateur.
Le coach entre. Il parle fort. Il parle de bloc bas, de transition, d’intensité. Mais je vois bien qu’il parle dans le vide. La moitié de l’équipe a encore la tête à l’arrivée du bus. Ils pensent à leur image. Ils ont peur d’être un “meme” sur Twitter s’ils ratent un contrôle. La peur de l’humiliation numérique a remplacé la peur de la défaite.
Avant, on avait peur de décevoir les supporters. Maintenant, on a peur de décevoir l’algorithme.
Je sors dans le tunnel pour l’échauffement. Là, dans l’ombre, un type m’attend. C’est un “créateur de contenu” engagé par le club. Il a un stabilisateur de téléphone à la main. Il me le met à dix centimètres du visage.
« Allez Cap’, un petit mot pour la commu TikTok ? Une petite danse ? Un geste signature ? »
J’ai envie de lui arracher son appareil. J’ai envie de lui hurler que j’ai mal, que j’ai peur, que je suis fatigué de faire le singe savant. Mais je suis un pro. Je suis conditionné. Alors je fais un demi-sourire, je lève le pouce, et je dis : « On va tout donner. Allez les Verts. »
Il est content. Il a sa “story”. Il ne voit pas que mes yeux sont morts. Il ne voit pas que je suis en train de devenir mon propre imitateur. Je joue le rôle du footballeur motivé, comme un acteur joue Hamlet pour la centième fois, sans plus rien ressentir du texte.
Sur le terrain, pendant l’échauffement, je croise un ancien coéquipier qui joue maintenant pour l’adversaire. On se tape dans la main. Pas d’étreinte virile. Juste un contact froid. « Ça va le business ? » me demande-t-il. Pas “ça va la famille”, pas “ça va la forme”. “Ça va le business”. « Ça va, » je mens. « Et toi, ta marque de casquettes ? » « Ça décolle. J’ai fait une collab avec un rappeur la semaine dernière. »
On parle de marketing au milieu du rond central. Le ballon est à deux mètres, on ne le regarde même pas. On est devenus des panneaux publicitaires ambulants qui s’échangent des cartes de visite.
Le match commence. Le jeu, c’est le seul moment où le mensonge s’arrête un peu. Quand je tacle, quand je saute, la douleur est réelle. Le souffle court est réel. Le coup de coude que je prends dans les côtes à la 20ème minute, il n’est pas “instagrammable”. Il fait juste mal.
Mais même là, le poison s’infiltre. À la 40ème minute, je rate une passe transversale. Le ballon file en touche. Le stade grogne. Normal. C’est le foot. Mais je vois le gamin de 19 ans me regarder avec pitié. Je sais ce qu’il pense. Il ne pense pas “dommage technique”. Il pense : “Ça va faire un clip vidéo désastreux.”
À la mi-temps, je rentre, trempé, boueux. Je m’assois. Le silence revient. Mais ce n’est toujours pas le bon silence. Le coach hurle, dessine des schémas. Je n’écoute plus. Je regarde mes chaussures. Je pense à l’impersonator que j’ai vu dans une vidéo américaine l’autre jour. Un type qui imitait Dwyane Wade. Il imitait ses gestes, ses tics, sa façon de marcher. J’ai l’impression d’être cet imitateur. Sauf que c’est moi, Dwyane Wade. Je m’imite moi-même. Je reproduis ce qu’on attend de moi.
Partie 3
Le coup de sifflet final est une libération. Pas parce qu’on a gagné (1-0, but sur corner, moche mais efficace), mais parce que le cirque s’arrête. Enfin, pas tout à fait.
Dès la sortie du terrain, la “Zone Mixte” nous attend. C’est le deuxième round. Après le défilé de mode de l’arrivée, c’est l’interrogatoire de la sortie. Je dois me doucher vite. Je ne peux pas traîner sous l’eau chaude, ce qui est pourtant la seule chose qui soulage mon dos. Non, il faut se rhabiller. Remettre le costume. Remettre le masque.
Je sors de la douche. Je vois mes coéquipiers se coiffer avec une précision chirurgicale devant les miroirs. Du gel, de la laque. Ils se parfument. Pour aller parler à des journalistes. Pour monter dans un bus. « T’as vu ma story ? » demande le gardien remplaçant. « Déjà 50k vues. » Il n’a pas joué une minute. Mais il a gagné le match des réseaux.
Je m’habille. Chemise blanche, col ouvert. Veste croisée. Je ressemble à un banquier d’affaires qui vient de passer une nuit blanche. Je passe devant les journalistes. Les micros se tendent comme des lances. « Un mot sur la performance ? » « L’important c’est les trois points. Le groupe vit bien. » Je débite les phrases automatiques. Je suis un disque rayé. Je ne dis rien de vrai. Je ne dis pas que j’ai envie de pleurer de fatigue. Je ne dis pas que je déteste ce que ce sport est devenu. Je ne dis pas que le gamin prodige a passé la mi-temps à liker des photos de mannequins russes au lieu d’écouter le coach.
Je dis ce qu’il faut dire pour que le système continue de tourner. Pour que les sponsors soient contents. Pour que mon salaire tombe à la fin du mois.
Je monte dans le bus. Je m’assois à la même place. Le moteur redémarre. Je sors mon téléphone. Par réflexe. C’est plus fort que moi. Je tape mon nom. Je vois la photo de mon arrivée tout à l’heure. La légende dit : « Le Patron. Classe intemporelle. #Style #Ligue1 »
Je regarde la photo. Ce type, avec ses lunettes de soleil (je les avais mises finalement, par lâcheté), son costume impeccable, son air impénétrable… il a l’air fort. Il a l’air sûr de lui. Il a l’air heureux. Je ne connais pas cet homme. C’est un étranger. Un fantôme de pixels.
Je pose le téléphone. Je ferme les yeux. Le bus s’engage sur l’autoroute. Dans le noir, personne ne me voit. Je laisse enfin tomber mon visage. Je grimace. Je masse mon genou. Le silence revient. Le vrai, cette fois. Celui de la solitude au milieu de la foule. Demain, il faudra recommencer. Choisir une tenue. Appeler le styliste. Poster la photo. Jouer au foot, c’est devenu l’activité secondaire. Mon vrai métier, c’est d’être une image. Et cette image, petit à petit, est en train de dévorer l’homme qui est dessous.
Je regarde par la fenêtre la pluie qui fouette la vitre. Les lumières de la ville défilent, floues et lointaines. Je suis fatigué. Mais sur la photo, je suis magnifique.