On m’a appris à manger jusqu’à vomir pour devenir un Dieu, mais personne ne m’a dit comment survivre quand le corps redevient humain.

Partie 1

Il est difficile d’expliquer ce que ça fait de porter 180 kilos. Les gens imaginent que c’est juste de la graisse. Ils ne savent pas que c’est une armure. C’est une forteresse qu’on construit bouchée après bouchée, jour après jour, pour survivre à l’impact.

Aujourd’hui, je suis dans ma cuisine. Je coupe des légumes pour le service de midi. Le couteau semble minuscule dans ma main. Mes doigts sont épais, déformés, marqués par des années de prises sur le Mawashi (la ceinture) de mes adversaires. Les clients entrent, me sourient, me demandent une photo. « Oh, c’est le grand champion qui cuisine ! ». Je souris. Je prends la pose.

Mais ils ne voient pas mes jambes. Sous le comptoir, je m’appuie lourdement sur ma jambe gauche parce que la droite ne répond plus vraiment. Le médecin a été clair : « Si on opère encore, vous ne marcherez plus jamais ». Alors je tiens. Je serre les dents.

C’est l’héritage du Sumo.

Quand j’avais 15 ans, je suis entré dans l’écurie (Heya) avec des rêves de gloire. On m’a dit : « Mange. C’est ton travail maintenant. » Le Chanko Nabe, ce ragoût riche et protéiné, n’était pas un repas. C’était du devoir. On mangeait jusqu’à ne plus pouvoir respirer, puis on allait dormir pour que le corps assimile, pour que la viande se fasse.

J’étais fier. Quand je marchais dans les rues de Tokyo en kimono, l’odeur de l’huile douce dans mes cheveux, les gens s’écartaient. On était des célébrités. On recevait des lettres, des cadeaux faits main. On se sentait invincibles.

Mais le corps humain n’est pas fait pour être une montagne éternelle.

Je me souviens des matins d’hiver. Le sable du dohyo était gelé. Les impacts contre les autres corps résonnaient comme des coups de tonnerre. On se relevait, on recommençait. Pas de plainte. Pas de faiblesse. Si tu as mal, c’est que tu ne t’entraînes pas assez.

On était 400 au début. Dix ans plus tard, combien en reste-t-il ? Une poignée. Les autres ont disparu, cassés, usés, recrachés par le système sans éducation, sans rien d’autre que des problèmes de santé chroniques.

J’ai cru que je serais l’exception. J’ai cru que je pourrais porter ce poids pour toujours. Jusqu’au jour où mes organes ont commencé à lâcher. Ce n’était même pas un combat. C’était mon propre corps qui se rebellait contre l’excès.

Partie 2

La maladie arrive sournoisement. Ce n’est pas comme une fracture où l’os craque d’un coup. C’est une usure lente. C’est le métabolisme qui dit “stop”.

J’étais jeune, je mangeais 10 fois plus qu’un homme normal. Je pratiquais cinq heures par jour, alors je brûlais tout. Mais quand on vieillit, même un peu, le corps change. On s’entraîne un peu moins, mais on doit manger autant pour ne pas perdre ce poids qui est notre arme. C’est un piège. Un cercle vicieux.

J’ai commencé à avoir des douleurs internes. Pas des douleurs musculaires. Des douleurs profondes, dans le ventre. Le médecin de l’écurie m’a dit : « Il faut enlever ça ». J’ai subi des opérations. On m’a retiré des morceaux. Littéralement. J’ai perdu des organes pour pouvoir continuer à lutter.

Et puis il y a eu les genoux. Ah, les genoux… Imaginez deux piliers de béton qui doivent supporter le poids d’une petite voiture, tout en se faisant percuter latéralement tous les matins. J’ai eu les nerfs coupés pour ne plus sentir la douleur. J’ai joué aux apprentis sorciers avec ma propre anatomie.

« Encore un an », je me disais. « Juste un tournoi de plus. »

Parce que la peur du vide est terrifiante. Dans le monde du Sumo, on s’occupe de tout pour vous. Vous avez un toit, vous avez vos “frères” d’entraînement, vous avez un but. Si vous partez, vous n’êtes plus rien. Vous êtes juste un homme obèse sans diplôme dans une société japonaise qui ne pardonne pas l’échec.

Le jour où j’ai arrêté, c’était un jour de pluie. Je n’arrivais plus à monter sur le Dohyo. Mes jambes tremblaient trop. L’Oyakata (le maître) m’a regardé. Il n’a rien dit. J’ai compris. C’était fini.

La cérémonie de coupe de cheveux (Danpatsu-shiki) est censée être un honneur. Pour moi, c’était un enterrement. Quand les ciseaux ont coupé mon Oicho (le chignon), j’ai senti une partie de mon âme tomber sur le sol avec les cheveux. Je n’étais plus un Rikishi. J’étais un civil.

Je me suis retrouvé dehors. J’ai troqué mes bottes de pluie contre des chaussures de ville qui me faisaient mal. J’ai dû apprendre à acheter un ticket de train, à payer un loyer. Des choses simples pour vous, des montagnes pour moi.

Partie 3

J’ai ouvert ce restaurant de Chanko Nabe. C’était logique. C’est la seule chose que je sais faire à part pousser des hommes hors d’un cercle : cuisiner pour des géants.

Ironiquement, je passe mes journées à préparer le plat qui a construit mon corps et qui a aussi participé à sa destruction. Je le fais bien. C’est le meilleur Chanko de la ville, disent-ils.

Parfois, de jeunes lutteurs viennent manger ici. Je les regarde. Ils sont énormes, bruyants, pleins de vie. Ils mangent comme des ogres. Ils rient fort. Je vois leurs peaux tendues, leurs yeux brillants. J’ai envie de leur dire : « Faites attention. Gardez quelque chose pour vous. Ne donnez pas tout au sport. »

Mais je ne dis rien. Je leur sers une autre louche de bouillon. Parce que je sais qu’ils ne m’écouteraient pas. Ils sont dans le rêve. On ne réveille pas quelqu’un qui rêve, même si le cauchemar attend au réveil.

Mon fils a 24 ans maintenant. Il n’a pas voulu devenir sumo. Au début, j’étais déçu. C’était la tradition. Aujourd’hui, quand je me lève le matin et que je dois attendre cinq minutes que mes articulations se déverrouillent pour pouvoir marcher, je suis soulagé. Je suis heureux qu’il ait une vie normale.

Je ne regrette pas tout. Il y a une beauté dans ce sacrifice total. Il y a une pureté à avoir dédié sa vie à une discipline si exigeante. Mais le prix… le prix est lourd.

Je suis un ancien sumo. J’ai été vénéré. Aujourd’hui, je suis un chef cuisinier qui boite. Si vous venez me voir, mangez ma soupe. Elle est pleine de force. Mais regardez-moi bien. Je suis la preuve vivante que la gloire a un poids, et qu’on finit toujours par le porter seul.

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