Nous étions invincibles jusqu’à ce qu’un simple prénom ne vienne rayer notre amitié, laissant le silence s’installer là où nos rires résonnaient autrefois.

Partie 1

L’amour est encore présent

Il y a une lumière particulière à Paris vers 17 heures, au printemps. Une lumière rasante, dorée, qui frappe les façades haussmanniennes et donne l’illusion que tout est éternel. Je me souviens de cette lumière parce qu’elle éclairait le visage de Yasmin, assise en face de moi à la terrasse du Café des Arts, juste à la sortie du lycée. Elle riait, la tête renversée en arrière, une mèche de cheveux noirs collée sur la lèvre. À cet instant précis, je pensais que rien, absolument rien, ne pourrait jamais s’immiscer entre nous.

Nous étions ce genre de duo que les autres enviaient sans vraiment comprendre. On ne se parlait pas, on se devinait. Une amitié fusionnelle, tissée dans l’ennui des dimanches après-midi et l’angoisse des examens du Bac qui approchaient. Yasmin était mon ancre. J’étais sa boussole.

Et puis, il y avait Jordan.

Jordan n’était pas vraiment mon petit ami. En France, on n’aime pas les étiquettes trop rapides. On préfère le flou, le “peut-être”, le jeu de séduction qui s’étire. Il venait souvent chez moi, dans mon petit appartement du 11ème arrondissement. On écoutait de la musique, assis par terre sur le parquet qui craquait, nos genoux se touchant à peine. Il avait ce charme nonchalant, un peu arrogant, typique des garçons qui savent qu’ils plaisent. Je l’aimais bien. Peut-être même que je l’aimais tout court. Mais je n’osais pas le dire, par peur de briser cette tension délicieuse.

Yasmin savait. Elle savait tout. Elle connaissait chaque analyse de texte que je faisais de ses SMS, chaque soupir que je poussais quand il ne répondait pas. “Il est fou de toi, Paige,” me disait-elle en écrasant sa cigarette. “Ça se voit comme le nez au milieu de la figure.”

Ses mots étaient ma sécurité. Tant que Yasmin validait, alors c’était vrai.

Mais le temps, ce grand sculpteur invisible, a commencé à gratter la surface de notre tableau parfait. Les examens approchaient, la pression montait, l’air devenait électrique dans les couloirs du lycée. Et Jordan… Jordan a commencé à changer d’orbite.

Ce n’était rien au début. Juste des regards en salle d’étude. Une conversation un peu trop longue devant la machine à café. Je voyais Yasmin rire aux blagues de Jordan, de ce rire que je pensais m’être réservé. Je sentais une nausée légère, insidieuse. Non, pas de la jalousie. C’était plus profond. C’était la peur archaïque d’être remplacée.

Le “Grand Bal” de fin d’année approchait. C’était stupide, on le savait tous. Une tradition importée qui ne collait pas vraiment à notre cynisme français, mais qui restait, malgré tout, le point d’orgue de notre adolescence. Qui irait avec qui ? C’était la valse des ego.

J’attendais que Jordan me le demande. C’était la suite logique. L’aboutissement de nos mois de “presque”.

Un mardi pluvieux, alors que je rangeais mes livres de philosophie dans mon casier, le bruit a couru. Les rumeurs, dans un lycée, se propagent plus vite que la lumière. Elles glissent sur le carrelage, rebondissent contre les murs froids.

“Il paraît que Jordan a demandé à quelqu’un.”

Mon cœur a raté un battement. J’ai cherché Yasmin du regard. Elle n’était pas là. Elle, qui m’attendait toujours devant la grille, avait disparu.

J’ai marché seule jusqu’au métro. La pluie fine mouillait mon visage, se mêlant à une angoisse que je ne pouvais plus contenir. J’ai envoyé un message à Jordan. Pas de réponse. Un message à Yasmin. “T’es où ?”

Rien. Juste le silence de la ville qui continue de tourner sans vous.

Le lendemain, la vérité m’a frappée avec la violence d’une porte qui claque. Jordan, vexé par une broutille que je lui avais dite la veille — mon caractère entier, mes mots parfois tranchants — avait décidé de se venger. Il ne voulait pas y aller seul. Il voulait y aller avec quelqu’un qui compterait.

Il avait demandé à Yasmin.

Et Yasmin… ma Yasmin, ma sœur, mon double… elle n’avait pas dit non.

Partie 2

Le poids du silence

La trahison n’est pas un coup de poignard. C’est une goutte d’eau glacée qui tombe, encore et encore, au même endroit sur votre front, jusqu’à ce que vous deveniez fou.

Je les ai vus à la bibliothèque. Ils étaient assis à notre table habituelle. Celle près de la fenêtre, celle où nous avions révisé tant d’heures, rêvant de nos vies futures d’étudiantes à la Sorbonne. Jordan penché vers elle, murmurant quelque chose. Yasmin souriant, un peu gênée, mais souriant quand même.

Je suis restée figée dans l’encadrement de la porte. J’avais l’impression d’être une étrangère dans mon propre film. Comment pouvait-elle ? Elle savait. Elle savait que chaque fibre de mon corps espérait ce garçon.

L’orgueil est une maladie française. Plutôt que de crier, de pleurer, de faire un scandale comme dans les séries américaines, je me suis fermée. Je suis devenue un mur. J’ai tourné les talons et je suis sortie dans la cour.

Mes autres amies, Georgia et les autres, m’ont entourée. “C’est dégueulasse,” disaient-elles. “Elle n’a pas le droit.” Mais leurs mots me parvenaient comme étouffés par du coton. Ce qui me faisait mal, ce n’était pas que Jordan ne veuille pas de moi. C’était que Yasmin ait accepté d’être l’instrument de ma douleur.

Pendant une semaine, nous avons joué au jeu du fantôme. On se croisait dans les couloirs étroits, on se frôlait presque, mais nos regards ne se connectaient plus. Elle marchait la tête basse, ou trop haute, feignant une indifférence qu’elle ne ressentait pas. Moi, je portais ma colère comme une armure.

Je rentrais chez moi, je m’enfermais dans ma chambre, et je regardais le plafond. Je repensais à toutes nos promesses. “Toi et moi contre le monde.” C’était devenu “Toi et lui contre moi”.

J’ai appris plus tard, par des murmures, que Jordan faisait ça par fierté. Qu’il voulait me faire réagir. Qu’il utilisait Yasmin comme un pion. Mais ça ne l’excusait pas, elle. Elle aurait dû être celle qui dit : “Non, Jordan. Pas à elle. Pas à nous.”

L’absence de Yasmin dans ma vie quotidienne était physique. Je n’avais plus personne à qui envoyer la photo de ce chat bizarre croisé dans la rue. Plus personne pour critiquer la tenue de la prof d’histoire. J’étais amputée.

Partie 3

Les cicatrices invisibles

Le jour de la fête approchait. L’atmosphère était lourde, saturée d’humidité et de regrets. Je me souviens d’une discussion avec une surveillante, Madame Dubois, une femme sévère mais juste. Elle nous avait vues, Yasmin et moi, séparées. Elle nous a convoquées dans son petit bureau qui sentait le café froid et la craie.

“Vous êtes ridicules,” a-t-elle dit simplement. “Vous allez gâcher des années d’amitié pour un garçon dont vous ne vous souviendrez même pas du nom dans dix ans ?”

Sur le moment, je l’ai détestée. Elle ne comprenait pas. Ce n’était pas le garçon. C’était la loyauté. C’était le pacte sacré qui avait été rompu.

Pourtant, ses mots ont planté une graine.

Je suis rentrée chez moi ce soir-là, et j’ai regardé une vieille photo de nous deux, prise l’été précédent en Bretagne. On avait les cheveux emmêlés par le vent, les joues rouges, et on riait aux éclats. On était heureuses.

Est-ce que je voulais vraiment perdre ça ? Pour de l’orgueil ?

Le lendemain matin, j’ai avalé ma fierté avec mon café noir. C’était amer. J’ai cherché Yasmin. Je l’ai trouvée assise sur un banc, seule, loin de Jordan, loin de tout le monde. Elle avait l’air petite. Fragile.

Je me suis approchée. Le bruit de mes pas sur le gravier l’a fait sursauter. Elle a levé les yeux vers moi. J’y ai vu de la peur, et un immense soulagement.

“On est bêtes,” ai-je dit. Ma voix tremblait un peu.

Elle a baissé les yeux, fixant ses chaussures. “Je suis désolée, Paige. Je ne sais pas pourquoi j’ai dit oui. Je ne voulais pas te faire de mal. C’était… c’était juste flatteur, je crois. Et j’étais en colère que tu ne me parles plus.”

Nous n’avons pas pleuré. Nous ne sommes pas tombées dans les bras l’une de l’autre tout de suite. Nous nous sommes assises côte à côte, regardant les autres élèves passer.

“Il ne compte pas,” a-t-elle murmuré après un long silence. “C’est toi qui comptes.”

J’ai réalisé à cet instant que l’amitié, la vraie, ce n’est pas l’absence de conflit. C’est la capacité à revenir s’asseoir sur le banc après la tempête. C’est accepter que l’autre soit faillible, humain, et parfois décevant.

Jordan est passé au loin. Il nous a regardées, un peu surpris de nous voir réunies. J’ai senti la main de Yasmin chercher la mienne. Elle l’a serrée fort.

Nous n’avons pas été au bal avec lui. Ni elle, ni moi. Nous y sommes allées ensemble.

Aujourd’hui, des années plus tard, quand je repense à cette histoire, je ne ressens plus de colère. Juste une douce mélancolie. Je réalise à quel point nous étions jeunes, à quel point nos cœurs étaient à vif, sans la protection du cynisme adulte.

Jordan ? Je ne sais même plus ce qu’il est devenu. Mais Yasmin est toujours là. Et chaque fois que nous buvons un café ensemble, il y a, quelque part dans nos regards, le souvenir de cette pluie de printemps, de cette trahison qui n’en était pas vraiment une, et de la leçon que nous avons apprise : les garçons sont des passants, mais les sœurs sont des monuments.

Pourtant, une part de moi n’oublie jamais tout à fait. Il reste une petite ligne de fracture, invisible à l’œil nu, qui me rappelle que rien n’est jamais totalement acquis. Et c’est peut-être ça, devenir adulte. Apprendre à aimer les gens avec leurs fissures, et accepter que même les monuments peuvent trembler.

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