Ma mère a trouvé les fioles cachées au fond du frigo : le jour où mon armure s’est fissurée.

Partie 1

Il est 5h30 du matin. Dehors, Paris dort encore sous une bruine grise. Dans la cuisine de mon appartement, la seule lumière vient de la porte du frigo ouverte.

Ce n’est pas de la nourriture que je cherche.

Derrière les yaourts et les bouteilles d’eau, il y a ma vraie vie. Une petite boîte en plastique, anodine. À l’intérieur, c’est une pharmacie clandestine. Des fioles aux étiquettes cliniques, des aiguilles, des tampons d’alcool. C’est mon rituel. C’est ma prière. C’est ma malédiction.

Cela fait huit ans maintenant. Huit ans que mon corps ne fonctionne plus seul. Huit ans que j’injecte cette huile épaisse dans mes muscles pour continuer à exister aux yeux du monde, aux yeux des coachs, aux yeux du public.

Au début, on se dit que c’est temporaire. On se dit : « Juste pour passer ce palier », « Juste pour récupérer de cette blessure », « Juste pour signer ce contrat pro ». Et puis, ça devient comme se brosser les dents. Une routine.

Je me souviens de la première fois. Je n’étais pas un tricheur. J’étais un gamin qui voulait bien faire. Je voyais les types dans le vestiaire, ces monstres physiques qui prenaient toute la place, qui avaient les meilleures stats, les meilleurs salaires. J’ai demandé naïvement à l’un des anciens : « C’est quoi tes compléments ? »

Il a ri. Un rire sec, sans joie. Il m’a dit : « Si tu es sérieux, viens me voir après la douche. Je te montrerai ce que c’est, le vrai haut niveau. »

Ce soir-là, mon innocence est morte. J’ai compris que le talent ne suffisait pas. Que la volonté de se lever à l’aube pour courir sous la pluie ne suffisait pas. Il fallait franchir une ligne. Une ligne invisible mais définitive.

Aujourd’hui, quand je croise des jeunes au centre d’entraînement, avec leurs yeux brillants et leurs corps encore naturels, j’ai envie de leur hurler de fuir. De leur dire que ce corps que j’ai, cette masse musculaire qui impressionne dans la rue, c’est une prison.

Les gens pensent qu’il suffit de se piquer pour devenir Hulk. Ils imaginent qu’on peut manger des chips sur le canapé et se réveiller champion. C’est faux. C’est ça le pire piège : c’est un mode de vie total. Une obsession. Tu manges pesé, tu dors chronométré, tu t’entraînes jusqu’à la rupture, et par-dessus tout ça, tu ajoutes la chimie.

Tu deviens une machine. Mais à l’intérieur de la machine, le pilote est en train de mourir.

Partie 2

L’argent a commencé à rentrer. Les contrats, les photos, le respect feint des dirigeants qui ne posent jamais de questions tant que tu es performant sur le terrain le dimanche.

L’hypocrisie du système français est magnifique. On te fait passer des visites médicales officielles où tout est propre, mais on t’envoie chez le « médecin de confiance » du club pour gérer la « récupération ». On ne prononce jamais les mots interdits. On parle de « rééquilibrage hormonal », de « soutien métabolique ». Des mots savants pour masquer une réalité crade.

Mais le corps, lui, ne connaît pas les euphémismes.

J’ai commencé à changer. Pas seulement mes muscles, mais mon esprit. La colère est arrivée sans prévenir. Une rage noire, liquide, qui montait pour un rien. Un embouteillage sur le périph’, un regard de travers dans le métro, et j’avais envie de détruire le monde.

Je me souviens d’avoir frappé dans le mur de mon salon parce que je ne trouvais pas mes clés. Le plâtre a explosé. Ma main saignait. J’ai regardé ma main comme si elle appartenait à quelqu’un d’autre. J’étais devenu spectateur de ma propre violence.

J’ai perdu des femmes. J’ai perdu des amis. J’étais fiancé à une fille formidable, une infirmière qui ne connaissait rien à ce monde. Elle est partie le jour où elle a eu peur de moi. Pas parce que je l’avais touchée, je ne l’aurais jamais fait, mais parce qu’elle a vu ce regard vide, froid, inhumain quand la “Tren” montait. Elle m’a dit : « Tu n’es plus toi. Tu es une coquille vide remplie de produits. »

Le pire moment, ce n’était pas la rupture. C’était ma mère.

Je cachais mes produits chez elle parfois, quand je devais voyager et que je ne voulais pas tout laisser dans mon appart vide. Je pensais être discret.

Un dimanche midi, je suis passé pour le déjeuner familial. L’odeur du rôti, la télé en fond sonore, la normalité rassurante. Ma mère avait les yeux rouges. Elle a posé un sac sur la table de la cuisine.

À l’intérieur, il y avait mes hormones de croissance.

Elle pleurait. Pas des larmes de colère, mais des larmes de deuil. Comme si j’étais déjà mort. Elle m’a dit qu’elle voulait me frapper, me secouer, mais elle était juste terrifiée. Elle imaginait son fils faire un arrêt cardiaque à 28 ans.

J’ai essayé de lui mentir. J’ai essayé de lui dire : « Maman, c’est suivi, c’est médical, tu comprends pas, c’est le haut niveau. »

Mais comment expliquer à sa mère que son fils s’injecte des produits vétérinaires destinés aux chevaux de course juste pour pouvoir plaquer plus fort un autre homme le samedi soir ?

J’ai vu la honte dans ses yeux. Et pour la première fois, j’ai eu honte aussi.

Mais je n’ai pas arrêté. C’est ça la vérité. J’ai pris le sac, je lui ai promis de faire attention, et je suis parti. Je suis rentré chez moi, et je me suis fait une injection. Parce que la peur de redevenir petit, la peur de redevenir “quelqu’un de normal”, était plus forte que l’amour de ma mère.

Partie 3

Aujourd’hui, mon sang est épais comme du sirop. Les médecins me disent que mon cœur est une bombe à retardement. Mon taux de testostérone naturel est inexistant. Si j’arrête tout demain, je serai castré chimiquement. Mon corps a oublié comment être un homme tout seul.

Je suis en train d’essayer de réduire les doses. J’ai rencontré quelqu’un de nouveau. Elle ne sait pas tout, mais elle se doute. Je veux des enfants. Je veux une famille. Mais quand je regarde les statistiques, quand je vois les études sur l’infertilité, j’ai froid dans le dos. Est-ce que j’ai sacrifié ma descendance pour des médailles qui prennent la poussière ?

Le paradoxe, c’est que je marche dans la rue avec ma copine, et je vois comment les hommes s’écartent sur mon passage. Je vois ce respect primitif qu’inspire ma carrure. Et je ne vais pas mentir : j’aime ça. C’est une drogue plus puissante que le produit lui-même.

Je me suis promis d’arrêter. Vraiment. Mais tout à l’heure, juste avant d’écrire ces lignes, j’ai ouvert le frigo. J’ai regardé la petite fiole. Et une voix dans ma tête a chuchoté : « Juste une dernière petite dose. Pour se sentir bien. Pour la vidéo. Pour l’image. »

Je ne sais pas si je pourrai un jour être “propre”. Je ne sais pas si le monde du sport peut l’être. On vous vend du rêve, des dépassements de soi, de l’héroïsme. Mais derrière le rideau, dans les cuisines silencieuses à 5 heures du matin, nous sommes juste des hommes terrifiés à l’idée d’être ordinaires.

On accepte de mourir un peu plus vite, pour briller un peu plus fort.

Je referme la porte du frigo. Le bruit du moteur reprend. Je suis seul.

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