Partie 1
Il y a une odeur spécifique quand le métal chauffe sous l’impact. Une odeur de pierre brûlée, d’ozone, presque électrique. Je ne l’avais jamais sentie sur un terrain de rugby, ni dans les vestiaires feutrés des centres de formation où l’odeur dominante est celle du camphre et de l’ego mal placé.
Ici, au fin fond du Portugal, sous un soleil de plomb qui tape sur des murs vieux de cinq siècles, ça sent la ferraille et la peur.
Je suis venu suivre l’Équipe, pas celle dont on parle aux infos, pas celle qui a des étoiles sur le maillot et des bus climatisés. Je suis venu voir ceux qui paient pour saigner.
Le gars en face de moi s’appelle Stéphane. Dans la “vraie vie”, celle qui nous étouffe doucement du lundi au vendredi, il est prof d’histoire-géo dans un lycée de la banlieue sud de Paris. Un type effacé, le genre à s’excuser quand on le bouscule dans le RER B. Mais là, tout de suite, il est en train de scotcher ses doigts cassés avec du strap bon marché, assis sur une caisse en bois, le regard vide.
« Pourquoi tu fais ça ? » je lui ai demandé plus tôt, en le voyant enfiler son gambison trempé de sueur.
Il m’a souri, un sourire tordu, un peu sanglant. « Parce que dans le casque, il n’y a plus de place pour les conneries. »
Il m’a expliqué la panique du CO2. C’est un truc physiologique, animal. Quand tu es enfermé dans ce heaume d’acier, avec la visière baissée, tu respires ton propre air. Tu recraches du dioxyde de carbone, tu le réinspires. Ton cerveau reptilien s’affole. Il te hurle : Tu vas mourir, enlève ce truc, fuis.
J’ai vu des types costauds, des anciens militaires, arracher leur casque en hurlant au milieu de la lice, courant en rond comme des poulets sans tête, vaincus non pas par l’adversaire, mais par leur propre souffle.
C’est ça que Stéphane vient chercher. Ce moment de bascule.
« Le moment où tu sens l’étincelle, » m’a-t-il dit. « Quand une hache tape si fort sur ton crâne que tu vois littéralement des éclairs dans le noir de ta visière. L’odeur d’ozone envahit tout. Tu sais que quelque chose de réel vient de se passer. Tu n’es plus prof, tu n’es plus un numéro de sécu, tu es juste une masse de chair qui survit. »
Je l’ai regardé enfiler son casque. J’ai repensé à mes années de pro. Aux kinés qui nous massaient les mollets, aux agents qui négociaient nos primes d’image, aux coachs qui nous disaient de “gérer les temps forts”. On ne gérait rien. On était des produits. On jouait à la guerre pour vendre des abonnements télé.
Eux, ils font la “fausse guerre”, comme ils disent, mais leur douleur est la seule chose authentique que j’ai vue depuis dix ans.
Ils appellent ça le “Béhourd”, le combat médiéval. Ça a l’air ridicule vu de loin, des adultes qui jouent aux chevaliers. Mais quand tu es au bord de la lice, que tu entends le bruit mat d’une hallebarde qui écrase une clavicule, tu ne ris plus. Tu as froid dans le dos.
J’ai vu un capitaine de l’armée américaine, un type qui planifie des opérations réelles, venir ici pour se faire tabasser. Il m’a dit : « Au boulot, je ne tire pas. Je pense, je stresse, je suis responsable. Ici ? Je n’ai pas à penser. Je tape. C’est ma thérapie. »
Une thérapie par le fracas.
Le tournoi va commencer. Le “16 contre 16”. Trente-deux types en armure complète qui vont se foncer dessus comme des trains de marchandises. Il n’y a pas de ballon. Il n’y a pas d’arbitre vidéo pour vérifier si le contact était légal. Le but est simple : mettre l’autre au sol. Par tous les moyens.
Stéphane se lève. Il boite bas. Son pied est probablement fracturé depuis le match contre les Allemands hier, mais il ne le dira pas. Il a avalé trois anti-inflammatoires avec une gorgée de boisson énergétique tiède. Il tape son gantelet d’acier contre son plastron. Un bruit sourd, définitif.
Il me regarde à travers la fente de son casque. Je ne vois que ses yeux, dilatés par l’adrénaline. Il n’est plus le prof du RER B. Il est terrifiant.
« Regarde bien, » me dit-il. « C’est le seul moment où je ne mens pas. »

Partie 2
L’arène est une fosse de sable entourée de barrières en bois, installée dans la cour intérieure du château. Il n’y a pas de tribunes VIP, pas de loges avec champagne et petits fours. Juste la poussière et le soleil implacable.
Le format “16 contre 16” est une aberration. C’est ce qu’ils appellent la Mêlée. J’ai connu les mêlées de rugby, ces cathédrales de muscles ordonnées, régies par des règles complexes, surveillées par un arbitre qui veille à la sécurité des cervicales. Ici, c’est une émeute organisée.
Les Américains sont arrivés en formation militaire. Ils appellent ça le “pincer movement”, une stratégie d’encerclement. Ils sont bruyants, confiants, massifs. Ils portent leurs armures comme des uniformes de football américain. Pour eux, c’est une extension du patriotisme, une démonstration de force brute. J’ai discuté avec l’un d’eux, un gars du New Jersey qui appelle son style de combat la “Nerd Rage”. La rage du geek.
« Toute ma vie, j’ai lu des livres, j’ai été le type intelligent au fond de la classe, » m’a-t-il dit. « Ici, je peux libérer tout ce que j’ai avalé. Toutes les frustrations, toutes les fois où je me suis tu. »
En face, les Français, les Polonais, les Ukrainiens. Eux, ils ont une approche différente. Moins de show, plus de lourdeur historique. Leurs armures sont cabossées, rapiécées. On sent qu’elles ont vécu.
Le coup de sifflet retentit. Ce n’est pas un début de match, c’est une collision de plaques tectoniques.
Le bruit est indescriptible. Ce n’est pas le “poc” des os qui s’entrechoquent au rugby. C’est un vacarme industriel. Acier contre acier. Fer contre fer. C’est le son d’un accident de voiture qui ne s’arrête jamais.
Je vois Stéphane au milieu du chaos. Il tient une hache à deux mains, une arme émoussée mais lourde comme une enclume. Il ne cherche pas à faire mal, il cherche à détruire l’équilibre. Il frappe le bouclier d’un type deux fois plus gros que lui. Une fois. Deux fois. À chaque impact, je vois la tête de l’adversaire partir en arrière.
Un combattant anglais est projeté contre la barrière en bois juste devant moi. Son visage est collé au grillage. Je l’entends respirer, un râle rauque, animal. Il saigne du nez, le sang coule à travers la grille de son heaume. Il n’appelle pas l’arbitre. Il ne se plaint pas. Il se redresse, attrape la jambe d’un adversaire et le tire au sol avec lui.
Au sol, c’est fini. La règle est stricte : si tu touches terre avec autre chose que tes pieds, tu es mort. Tu dois rester là, immobile, à attendre que la tempête passe au-dessus de toi, en espérant qu’un pied ferré ne t’écrase pas la main ou la gorge.
C’est là que j’ai compris la beauté perverse de ce sport. Ce n’est pas une question de gagner des points. C’est une question de rester debout.
C’est une métaphore tellement violente de nos vies qu’elle en devient insupportable à regarder. Combien de fois, dans ma carrière, me suis-je senti tomber ? Combien de fois ai-je dû sourire aux caméras alors que j’étais à terre intérieurement ? Ici, quand tu tombes, tu as le droit de rester couché. C’est presque un soulagement.
J’observe une combattante, Jeanne. Elle vient de se marier. C’est sa lune de miel. Littéralement. Son mari est dans l’équipe masculine, elle est dans l’équipe féminine. Ils ont remplacé les plages de Bali par la poussière du Portugal et les ecchymoses. Elle se bat avec une férocité glaciale. Elle est seule face à deux adversaires. Elle recule, pare les coups, encaisse. Son mari, sur le bord de la touche, hurle des conseils qu’elle ne peut pas entendre.
« C’est agaçant, » me confie-t-il, les mains crispées sur la barrière. « Je voudrais être à sa place. Je voudrais prendre les coups pour elle. »
Mais il ne peut pas. Dans la lice, on est seul. Même en équipe, on est seul face à sa propre résistance.
Soudain, un cri différent perce le vacarme. Pas un cri de guerre, un cri de douleur aiguë. Un combattant américain s’effondre. Son genou a tourné dans un angle impossible. Le combat ne s’arrête pas tout de suite. Les autres continuent de se taper dessus, enjambant le corps du blessé comme un sac de sable.
C’est brutal. C’est inhumain. Et pourtant, je n’ai jamais vu autant de fraternité qu’à la fin du round.
Dès que le sifflet final retentit, la violence s’évapore instantanément. Les “ennemis” se précipitent pour relever ceux qu’ils viennent de massacrer. On enlève les casques. On voit des visages en nage, rouges, marqués. On voit des sourires édentés.
Le type qui a détruit le genou de l’Américain est le premier à l’aider. Il s’excuse, non pas d’avoir frappé, mais d’avoir blessé. Il y a une nuance capitale. La violence est le langage, la blessure est l’accident.
Je retrouve Stéphane. Il est assis dans la poussière, son casque posé sur ses genoux. Il tremble. C’est la descente d’adrénaline. Il regarde ses mains.
« Tu as vu ? » me demande-t-il.
« J’ai vu. »
« C’était une bonne mêlée. C’était propre. »
Propre. Il a le visage tuméfié, une lèvre fendue, et il appelle ça “propre”.
« Dans mon lycée, » continue-t-il en fixant le vide, « si je hausse la voix contre un élève, je suis convoqué par le proviseur. Si je dis ce que je pense en salle des profs, je suis ostracisé. Je dois être lisse. Je dois être pédagogique. Je dois comprendre. Ici… je n’ai pas besoin de comprendre. Je suis juste là. »
Il marque une pause, boit une gorgée d’eau.
« Tu sais ce qui me fait le plus peur ? »
Je secoue la tête.
« C’est demain soir. L’avion pour Orly. Le retour à l’appartement vide. Le silence. Ici, le bruit est tellement fort qu’il fait taire tout le reste. Quand ça s’arrête… les voix reviennent. »
Partie 3
Le soir tombe sur le château. Les touristes sont partis. Il ne reste que les combattants, les soigneurs et quelques témoins égarés comme moi. L’ambiance a changé. Ce n’est plus la guerre, c’est l’hôpital de campagne.
Ça sent la bière et l’antiseptique.
Je suis assis à une table en bois avec l’équipe française. Ils ne parlent pas beaucoup. Ils mangent mécaniquement. Le corps a besoin de calories pour réparer les dégâts. Je regarde ces hommes et ces femmes et je cherche les athlètes que j’ai connus.
Ils n’ont rien à voir avec mes anciens coéquipiers. Ils n’ont pas la morgue des footballeurs qui savent qu’ils sont intouchables. Ils ressemblent à des ouvriers après un chantier difficile. Ils ont les mains abîmées, les dos voûtés.
Ils ne le font pas pour l’argent. Il n’y a pas d’argent. Ils paient leur équipement, ils paient leur billet d’avion, ils paient leurs frais médicaux. C’est la définition même de l’amateurisme, au sens noble et tragique du terme. Amator. Celui qui aime.
Ils aiment ça au point de se détruire.
Je discute avec un jeune ingénieur de Toulouse. Il a une plaque de titane dans l’avant-bras à cause d’un tournoi l’année dernière.
« Ma mère me demande tout le temps d’arrêter, » me dit-il en riant doucement. « Elle dit que je suis fou. Que je vais finir en fauteuil. »
« Et qu’est-ce que tu lui réponds ? »
« Je lui dis que je préfère finir en fauteuil en ayant vécu ça, plutôt que de mourir à petit feu derrière mon bureau en attendant la retraite. »
C’est une phrase terrible. Elle résonne en moi. J’ai passé ma carrière à protéger mon corps comme un investissement financier. J’étais une entreprise. Eux, ils dépensent leur corps comme on dépense de l’argent au casino. Avec ivresse.
Mais il y a un coût caché. Je le vois dans les yeux de Stéphane, qui s’est isolé un peu plus loin. Il regarde son téléphone. Probablement des copies à corriger, des mails de l’administration, la réalité qui toque à la porte.
Le système sportif professionnel, celui d’où je viens, est une machine à broyer les rêves pour en faire du spectacle. Mais ce système-là, ce “Béhourd”, est une machine à canaliser le désespoir pour en faire de l’honneur.
C’est une fuite. Magnifique, brutale, mais c’est une fuite.
Ces gens fuient une société qui ne tolère plus la violence physique mais qui exerce une violence psychologique permanente. La violence des objectifs inatteignables, la violence de la solitude urbaine, la violence de l’anonymat. Alors ils enfilent une armure. Ils deviennent quelqu’un d’autre. Ils deviennent “Sir Stéphane”, “Lady Jeanne”. Ils s’inventent une noblesse que le monde moderne leur refuse.
Je quitte la table. Je marche vers la sortie du château. Mes pas résonnent sur les pavés. J’ai mal pour eux. J’ai mal pour nous.
Dans le parking, je croise le capitaine américain. Il charge son équipement dans une voiture de location. Il ne boite pas, mais il grimace à chaque mouvement.
« See you next year? » me lance-t-il.
« Peut-être, » je réponds.
Il claque le coffre. « C’est la seule chose qui compte, tu sais. L’attente. L’attente jusqu’à la prochaine fois. Le reste de l’année n’est que du remplissage. »
Il monte dans sa voiture et démarre.
Je reste seul dans la nuit portugaise. Lundi matin, Stéphane sera devant une classe de trente élèves qui se moqueront peut-être de sa démarche hésitante, sans savoir qu’il a affronté une charge de cavalerie à pied quarante-huit heures plus tôt.
Il ne leur dira rien. Il gardera le silence. C’est la règle tacite. Les héros d’aujourd’hui ne portent pas de capes, ils portent des bleus qu’ils cachent sous des chemises mal repassées.
J’ai compris pourquoi je suis venu ici. Je cherchais à voir si le sport pouvait encore être pur. J’ai ma réponse. Il peut l’être. Mais la pureté a un prix : elle demande du sang. Et elle ne résout rien.
Quand les lumières s’éteignent, quand l’armure tombe, on se retrouve toujours seul avec soi-même. Et c’est peut-être le combat le plus violent de tous.