Partie 1
Le vent de Venice Beach ne sentait pas l’océan ce matin-là. Il sentait la sueur rance, l’urine séchée et le désespoir solaire de la Californie. Je n’étais pas là pour les caméras, ni pour signer des autographes. J’étais là parce que le bruit dans ma chambre d’hôtel était devenu insupportable.
Personne ne vous dit que l’obsession est une maladie silencieuse. Elle vous réveille à quatre heures du matin, les muscles tétanisés, avec l’impression que si vous ne bougez pas, vous allez disparaître. On appelle ça “l’éthique de travail” dans les magazines. Ici, sur le béton chaud, c’est juste de la survie.
J’ai croisé deux hommes. Des invisibles. Ils dormaient à même le sol, là où les touristes passent en détournant le regard. Ils n’ont pas reconnu le “champion”. Ils ont vu un autre type paumé, cherchant à comprendre comment son propre corps fonctionnait. L’un d’eux, édenté, la peau cuite par les UV, s’est levé. Il ne m’a pas demandé d’argent. Il m’a montré comment basculer mon poids pour ne pas tomber. Un détail. Une question de gravité, pas de force.
C’est ridicule, non ? Je suis payé des millions pour détruire des systèmes, pour “oblitérer la division”, comme disent les costumes-cravates dans les bureaux climatisés de Las Vegas. Et pourtant, ma seule vérité cette semaine-là, je l’ai trouvée auprès d’un type qui n’a rien. Parce que lui et moi, on partageait la même urgence : bouger pour ne pas mourir sur place.
L’histoire de mes ancêtres, ce “sang de guerrier” dont les promos raffolent pour vendre des abonnements télé, ce n’est pas une fierté. C’est une chaîne. On m’a vendu l’idée que je me battais pour la liberté, pour l’Irlande, pour l’histoire. Mais quand je regarde mes mains, je ne vois pas de liberté. Je vois des outils qui appartiennent à une corporation.

Partie 2
Le retour au vestiaire est toujours le moment le plus froid. Non pas à cause de la climatisation, mais à cause des regards. Les agents sont là, penchés sur leurs téléphones, calculant déjà le pourcentage sur le prochain contrat avant même que ma respiration ne se soit calmée. Ils ne me demandent pas comment je vais. Ils me demandent si l’image est bonne.
“Tu es le Cirque du Soleil de la violence”, m’a dit un jour un producteur avec un sourire trop blanc. Il pensait me faire un compliment. Il me disait simplement que j’étais un clown sophistiqué, un animal de foire dont les mouvements imprévisibles génèrent du clic. Ils adorent quand je parle de “nettoyer la division”. Ça fait vendre des t-shirts. Mais ils ne voient pas que cette phrase est un aveu de vide. Si je nettoie tout, que reste-t-il ? Juste moi, seul, au milieu d’une arène vide.
Je repense à ce type sur la plage. Il m’a appris le momentum. Utiliser l’inertie pour ne pas s’épuiser. Dans ce bureau, face à ces hommes qui contrôlent mon calendrier, je n’ai aucun momentum. Je suis statique. Ils décident où je vais, contre qui je suis jeté, et ce que je dois dire au micro pour que la foule rugisse. Ma “liberté” irlandaise est devenue un slogan marketing imprimé sur des canettes de boisson énergisante.
La hiérarchie est claire ici. Je suis en bas, malgré les millions. Eux, ils sont en haut, intouchables, invisibles. Je suis remplaçable. Demain, un autre gamin avec une histoire triste et des poings rapides prendra ma place. Et le système continuera de tourner, indifférent.
Partie 3
Je suis assis dans le couloir, attendant le feu vert pour sortir. Le bruit au loin est assourdissant, mais ici, c’est le silence des catacombes. Je regarde mes bandages. Trop serrés. Toujours trop serrés.
On me dit que je suis un maître du mouvement, que je comprends le corps humain mieux que quiconque. C’est faux. Je suis juste terrifié à l’idée d’être immobile. Si je m’arrête, je dois réfléchir. Je dois penser à tous ces gens qui comptent sur moi pour payer leur loyer, leur voiture, leur train de vie. Ma famille, mon équipe, ces parasites qui s’accrochent à mes chevilles.
La porte s’ouvre. La lumière artificielle me brûle les yeux. Ce n’est pas une entrée triomphale. C’est une convocation. Je me lève non pas par envie, mais par obéissance. L’histoire qu’on racontera demain parlera de puissance et de gloire. La vérité, elle, est restée sur la plage de Venice, avec deux sans-abri qui savaient mieux que moi ce que signifie être libre. Je marche vers le tunnel. Le travail m’appelle.