Le bruit assourdissant d’une chaise vide le dimanche midi.

Partie 1

Il est midi et demi. Dans la cuisine, l’odeur du thym et du laurier remplit l’air, une odeur épaisse, réconfortante, celle des dimanches de mon enfance que j’essaie de maintenir en vie. Le rôti est prêt. Il repose sur la planche en bois, juste tiède, parfait.

J’ai mis la nappe blanche, celle avec les petites broderies que ma femme, Hélène, aimait tant. Deux assiettes. Deux verres à vin. Une carafe d’eau. Le pain est coupé en tranches régulières, comme Julien l’aime.

Je m’assois. Je regarde l’horloge au-dessus du frigo. Le tic-tac semble plus fort quand la pièce est vide. 12h35.

Je connais ce retard. C’est le retard “des transports”, ou le retard “d’un dossier de dernière minute”. Julien m’a dit qu’il passerait. Il ne l’a pas promis, mais il a dit : « J’essaierai, Papa. » Dans son nouveau langage, “j’essaierai” est devenu une promesse que je m’efforce de croire.

Julien travaille maintenant pour une grande entreprise de distribution alimentaire. Il gère des flux, des camions, des stocks de poulets et de produits surgelés qui traversent la France la nuit. Il m’en parle parfois avec une fierté nerveuse. Il me dit : « C’est la croissance, Papa, on ne s’arrête jamais. Il faut nourrir le pays. »

Moi, j’ai été charpentier. Je travaillais le bois. Ça prenait du temps. On ne pouvait pas presser le bois, sinon il cassait. Aujourd’hui, j’ai l’impression que c’est mon fils qui casse, petit à petit, sous la pression de cette urgence permanente.

Le téléphone fixe, posé sur le guéridon dans l’entrée, reste muet.

Je me lève pour arroser le rôti une dernière fois, pour qu’il ne sèche pas. C’est bête, mais j’ai l’impression que si la viande sèche, c’est mon rôle de père qui s’effrite. J’ai passé trois heures ce matin à préparer ce repas. Pas pour manger, non. À mon âge, l’appétit est un oiseau rare. J’ai cuisiné pour entendre le bruit de sa fourchette contre l’assiette. Pour l’entendre me raconter sa semaine, même s’il parle trop vite, même s’il utilise des mots anglais que je ne comprends pas comme “deadline” ou “feedback”.

12h50. Je retourne m’asseoir. Je lisse la nappe avec le plat de la main. Je sens les miettes invisibles. Le téléphone sonne enfin. Un cri strident dans le calme de l’appartement.

Mon cœur fait un bond, ce vieux réflexe ridicule de l’espoir. Je me lève un peu trop vite, mes genoux craquent. Je décroche avant la troisième sonnerie. « Allo ? Julien ? »

Il y a du bruit derrière lui. Des bips de machines, des voix, un brouhaha métallique. « Papa ? Ouais, c’est moi. Écoute, je suis désolé. »

Sa voix est tendue, pressée. Je l’imagine avec son casque sur les oreilles, marchant à grands pas dans un entrepôt froid sous des néons blancs. « Tu ne viens pas ? » je demande, ma voix plus faible que je ne le voudrais.

« C’est la folie ici. On a eu un problème avec une livraison de volailles, un camion bloqué sur l’A6. Je dois gérer l’équipe. Je ne peux pas partir. »

Je regarde le rôti qui fume doucement sur la table. « Mais c’est dimanche, Julien. Tu travailles même le dimanche maintenant ? »

Il soupire. Un soupir d’agacement, pas de fatigue. « Papa, le monde ne s’arrête pas le dimanche. Les gens veulent manger, non ? Allez, je dois te laisser, ça gueule de l’autre côté. Mange sans moi. On s’appelle la semaine prochaine. »

Clic. La tonalité. Puis le silence. Plus lourd qu’avant.

Je repose le combiné doucement. Je ne veux pas le claquer. Je ne suis pas en colère. Je suis juste… vidé. Je retourne dans la cuisine. Je regarde les deux assiettes. « Mange sans moi. »

Comme si manger était juste un acte technique. Comme mettre de l’essence dans une voiture. Il a oublié. Il a oublié que le dimanche, ce n’est pas de la nourriture qu’on partage. C’est du temps.

Je m’assois devant mon assiette vide. Je n’ai pas faim. Dehors, le ciel est gris, typique d’un dimanche après-midi en banlieue. Je me demande à quel moment précis j’ai perdu mon fils. Pas le jour où il a déménagé, non. Mais le jour où il a commencé à croire que gagner du temps était plus important que de le vivre.

Partie 2

Je me souviens d’un temps où c’était l’inverse. Quand Julien avait dix ans, c’était lui qui m’attendait. Je rentrais de l’atelier, couvert de sciure, les mains rugueuses. Il était assis à cette même table, ses devoirs étalés. Dès que je passais la porte, ses yeux s’illuminaient. Il me racontait tout : l’école, le match de foot, le dessin animé. Il avait tout le temps du monde.

Aujourd’hui, il a 32 ans, et il court après quelque chose qu’il ne rattrapera jamais.

Je me lève et je vais chercher les Tupperware dans le placard du bas. C’est devenu mon rituel du dimanche après-midi. Le rituel de l’absence. Je découpe la viande. Je mets les pommes de terre dans une boîte, la sauce dans un petit pot de confiture vide. Je me dis : « Ça lui fera des gamelles pour la semaine. »

Mais je sais qu’il ne viendra pas les chercher. La dernière fois, il m’a dit : « Papa, je n’ai pas le temps de cuisiner ou de réchauffer des plats, je mange un truc rapide au bureau, un sandwich ou du poulet frit en bas de la tour. »

Du poulet frit. Vite fait, mal fait, mangé debout.

L’autre jour, je suis passé devant un de ces nouveaux restaurants rapides qui ont ouvert près de la gare. C’est lumineux, orange, bruyant. J’ai vu des jeunes, et des moins jeunes, manger avec leurs mains, les yeux rivés sur leurs téléphones. Personne ne se parlait. Ils étaient ensemble, mais ils étaient seuls. J’ai eu peur d’y voir Julien. J’ai eu peur de le voir là, assis sur un tabouret haut, en train de mordre dans quelque chose d’insipide tout en répondant à des mails, convaincu qu’il est “efficace”.

C’est ce mot qui nous a séparés : “Efficacité”.

Julien me reproche d’être lent. Quand il vient — les rares fois où il vient — il tape du pied si je cherche mes lunettes trop longtemps. Il soupire si je raconte une histoire qu’il a déjà entendue. « Papa, va à l’essentiel, » me dit-il. Mais l’essentiel, mon fils, c’est justement les détails. C’est le temps qu’on perd ensemble.

Je range les boîtes dans le frigo. Le bruit de la porte qui se ferme résonne comme une sentence. Le frigo est plein, mais la maison est vide.

Je me sers un verre de vin. Le sien est toujours propre, en face de moi. Je le regarde. Je pense à toutes les choses que je voulais lui dire aujourd’hui. Je voulais lui parler de sa mère, dont c’est l’anniversaire de décès la semaine prochaine. Je voulais lui demander s’il est heureux, vraiment heureux, pas juste “occupé”.

Mais on ne pose pas ces questions au téléphone entre deux camions de livraison. On pose ces questions quand on a le ventre plein, quand le café fume, quand on a le droit de laisser un silence s’installer sans qu’il soit gênant.

Partie 3

Vers 16 heures, la pluie commence à tomber. Une pluie fine, persistante. Je m’installe dans le fauteuil du salon. Je n’allume pas la télévision. Je regarde par la fenêtre les voitures qui passent sur l’avenue, les phares qui commencent à s’allumer dans la grisaille.

Soudain, mon portable vibre dans ma poche. C’est un SMS de Julien. Une photo. C’est une photo de son bureau. Un bureau en désordre, des papiers, deux écrans d’ordinateur allumés avec des graphiques complexes. Et posé sur un coin du bureau, un carton ouvert avec des restes de nourriture rapide.

Le message dit : « Désolé pour tout à l’heure. C’est le feu ici. Promis, je passe mardi soir. Bisous. »

Je regarde la photo. Je zoome sur l’écran avec mes doigts gourds. Je ne regarde pas les graphiques, je regarde sa main qui tient une canette de soda. Je reconnais cette main. C’est la mienne. C’est la même forme, les mêmes ongles carrés. Mais sa peau est pâle, de cette pâleur de ceux qui vivent sous la lumière artificielle.

“Mardi soir”. Je sais ce que ça veut dire, mardi soir. Il passera en coup de vent, à 20h30, épuisé. Il restera trente minutes. Il ne s’assiéra pas. Il restera debout dans l’entrée, manteau sur le dos, clés à la main, prêt à repartir. Je lui donnerai les Tupperware. Il dira merci en m’embrassant distraitement sur la joue, l’esprit déjà ailleurs, déjà dans sa voiture, déjà demain.

Je ne lui réponds pas tout de suite. Je ne sais pas quoi dire. Je ne peux pas lutter contre son monde. Je ne peux pas lutter contre cette machine géante qui exige que tout aille vite, que tout soit rentable, que tout soit immédiat. Je suis un vieux monsieur qui fait des rôtis le dimanche. Je suis obsolète.

Mais je suis son père.

Alors, j’écris, lentement, lettre après lettre, avec mon index qui tremble un peu : « Pas de problème, mon grand. Travaille bien. Je te garde le rôti. »

J’efface “Je t’aime”. Ça fait trop dramatique par SMS. Ça fait vieillard qui a peur de mourir seul. À la place, j’ajoute : « Couvre-toi, il pleut. »

C’est mon code à moi. C’est ma façon de lui dire que je suis là, que je veille, même si je ne comprends plus sa vie. Que même s’il se nourrit de vitesse et de vide, ici, il y aura toujours une assiette chaude et quelqu’un pour attendre.

Je pose le téléphone. La maison est redevenue silencieuse. Je me lève pour aller fermer les volets. La nuit tombe tôt en hiver. Mardi, je ferai une tarte aux pommes. Il aime ça, la tarte aux pommes. Peut-être que pour une tarte, il posera ses clés. Peut-être que pour du sucre et de la cannelle, il s’assiéra cinq minutes.

Juste cinq minutes. C’est tout ce que je demande. Cinq minutes d’éternité avec mon fils.

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