Partie 1 : L’amour est encore présent
« Les aéroports ne sont pas des lieux de voyage. Ce sont des lieux de rupture. C’est ici que l’on mesure le poids exact de ce que l’on laisse derrière soi. »
Je suis assis à la table d’angle du café Les Mots Passants, au niveau des départs du Terminal 2E. Devant moi, un espresso qui a refroidi, noir et amer comme le souvenir qui me cloue sur cette chaise. Dehors, le ciel de novembre pèse sur le tarmac, une chape de plomb grisâtre qui semble écraser les fuselages en aluminium.
C’est étrange, la mémoire. On pense oublier les visages, mais on se souvient de la lumière. Je me souviens exactement de la lumière de ce mardi-là. Il y a dix ans. C’était la même lumière diffuse, filtrée par un brouillard épais qui s’accrochait aux pistes comme un regret s’accroche à une conscience.
Je regarde les gens passer. Ils courent. Ils ont cette anxiété dans le regard, cette peur panique de manquer l’appel, de voir la porte se fermer. Je les entends négocier le poids de leurs bagages au comptoir d’enregistrement, quelques mètres plus loin.
— « Monsieur, c’est deux kilos de trop. Il faut payer ou vider la valise. »
Je souris tristement. Si seulement on pouvait payer un supplément pour emporter nos erreurs avec nous, au lieu de devoir les abandonner sur le carrelage froid du hall des départs.
Élise était là. Juste là, près du pilier B. Elle portait ce manteau beige qu’elle mettait dès que l’automne parisien devenait trop mordant. Elle serrait son passeport contre sa poitrine, comme une armure. Elle partait pour Londres. Une opportunité, disait-elle. Une fuite, pensais-je.
Je me souviens du bruit. C’est le bruit qui m’a empêché de lui dire “reste”. Le chaos organisé. Les chariots qui grincent, les annonces polyglottes qui se chevauchent, le bip incessant des scanners. Tout ce vacarme industriel conçu pour nous faire avancer, pour nous empêcher de réfléchir, pour nous pousser dans le tube, vers l’ailleurs.
J’avais promis de venir avec elle. Mes valises étaient prêtes dans mon petit appartement du 11ème arrondissement. Mais ce matin-là, je ne les ai pas descendues. Je suis venu les mains vides.

Partie 2 : La mécanique de l’absence
Le brouillard s’épaissit dehors. Les écrans affichent des retards en cascade. “RETARDÉ”, “ANNULÉ”. Des mots rouges qui clignotent comme des cicatrices.
C’est fascinant d’observer un aéroport qui dysfonctionne. C’est comme regarder un cœur qui s’arrête de battre. La mécanique s’enraye. Les agents au sol, avec leurs gilets fluorescents, s’agitent sur le tarmac, invisibles fantômes dans la brume. Ils essaient de parquer des avions qu’ils ne voient même pas.
Ce jour-là, il y avait aussi du brouillard. Beaucoup de brouillard. Les vols pour Heathrow étaient tous suspendus à un fil invisible.
— « Le vol est retardé de trente minutes », avait annoncé la voix synthétique.
Trente minutes. C’est le temps qu’il m’aurait fallu pour changer d’avis. Trente minutes, c’est une éternité quand on est assis l’un à côté de l’autre sans se parler, à regarder nos reflets dans la vitre teintée.
Je me souviens d’avoir regardé un employé charger les bagages en bas. Il jetait les valises avec une violence sourde, une fatigue mécanique. Je me demandais si ma vie ressemblait à ça : une série de conteneurs qu’on déplace d’un point A à un point B sans jamais savoir ce qu’il y a de fragile à l’intérieur.
Élise a posé sa main sur mon bras. Sa peau était fraîche. — « Tu ne viens pas, n’est-ce pas ? »
Elle n’a pas posé la question avec colère. C’était un constat. Une phrase plate, sans point d’interrogation, qui tombait comme un verdict.
J’ai regardé mes chaussures. J’ai bégayé quelque chose sur le travail, sur l’appartement qu’on ne pouvait pas lâcher comme ça, sur la peur de l’inconnu. Des excuses. Des briques que j’empilais pour construire un mur entre nous.
Le système de l’aéroport est impitoyable. Il ne tolère pas l’hésitation. Si vous manquez le créneau, vous perdez votre place. Ils appellent ça un “slot”. Une fenêtre de tir. J’ai laissé mon créneau passer.
J’ai vu un groupe de passagers courir vers la porte. On cherchait un “passager manquant”. C’est ironique, non ? On appelle le nom de quelqu’un dans tout le terminal, on le cherche partout, alors qu’il est souvent juste là, assis, tétanisé par l’idée de partir.
Je suis le passager manquant de ma propre vie.
Partie 3 : L’écho du silence
La nuit commence à tomber sur Roissy. Les lumières des pistes s’allument, des chemins de lucioles bleues et ambres qui ne mènent nulle part pour moi.
À 15h55, son vol a fini par être appelé. Le brouillard s’était levé juste assez pour permettre le décollage. C’est cruel, la météo. Elle collabore avec le destin pour nous enlever ce qu’on aime.
Élise s’est levée. Elle a lissé son manteau. Elle n’a pas pleuré. Les vrais drames se jouent souvent sans larmes, dans un silence absolu qui fait plus de bruit qu’un réacteur au décollage.
— « Prends soin de toi, Antoine. »
C’est tout. Pas de “je t’aime”, pas de “reviens-moi”. Juste “prends soin de toi”. Comme si j’étais déjà un convalescent, un malade qu’on laisse derrière soi à l’hôpital.
Elle a marché vers le portique de sécurité. Elle s’est retournée une seule fois. Juste avant de passer la douane. Elle a cherché mon regard dans la foule. Et pendant une fraction de seconde, j’ai eu l’impulsion de sauter par-dessus les cordons de sécurité, de bousculer l’agent, de crier son nom.
Mais je suis resté immobile. Figé. Comme ces bagages abandonnés qui tournent indéfiniment sur le tapis roulant numéro 6, que personne ne vient réclamer.
L’avion a décollé. Je suis resté là, le nez collé à la vitre, à chercher une petite lumière clignotante dans la grisaille du ciel parisien. Et puis, plus rien. Juste le vide.
Depuis dix ans, je reviens ici. Je commande le même café. Je m’assois à la même table. Je regarde les avions partir pour Londres. Je m’imagine à bord. Je m’imagine arriver à Heathrow, prendre le train pour le centre-ville, sonner à sa porte.
Mais le temps est un douanier zélé : il ne laisse pas passer ceux qui n’ont pas les bons papiers. Et mes papiers sont périmés depuis longtemps.
Je finis mon café froid. Je me lève. Je remets mon écharpe. Je vais prendre le RER B pour rentrer vers Paris, seul, au milieu des banlieusards fatigués.
L’amour ne meurt pas d’une mort violente. Il meurt de fatigue, dans un hall d’aéroport, entre un appel pour l’embarquement immédiat et une valise trop lourde qu’on décide, finalement, de ne pas emporter.