Partie 1
On nous apprend très tôt, au centre de formation, à tuer l’enfant qui est en nous.
C’est la première règle non écrite du milieu. Si tu veux survivre dans le système, si tu veux que ton agent te respecte et que le coach te mette sur la feuille de match, tu dois arrêter de jouer. Tu dois commencer à “exécuter”. Le sport ne devient plus un jeu, il devient une industrie, une géométrie de la performance, une courbe de statistiques sur l’iPad d’un analyste vidéo qui n’a jamais pris un coup de coude dans les côtes.
J’ai vécu quinze ans dans ce système. Quinze ans de silences dans les bus, de repas pesés au gramme près, de conférences de presse où chaque mot est une prison. On devient des robots bien huilés. On sourit pour les sponsors, on serre les dents pour les infiltrations, et on oublie pourquoi on a commencé.
Et puis, il y a eu ce week-end.
Je n’étais pas censé être là. C’était loin de Paris, loin des loges VIP du Stade de France. Une zone périurbaine oubliée, le genre d’endroit où le GPS hésite, entre un entrepôt logistique et un terrain vague. Pas de tribunes, juste des grillages rouillés et cette odeur d’humidité et de bitume.
C’était un tournoi de “Wiffle Ball”. Une balle en plastique trouée, une batte jaune, un terrain improvisé. Vu de l’extérieur, c’est ridicule. Vu depuis ma tour d’ivoire d’ancien pro, c’était une blague.
Mais je suis resté. J’ai regardé. Et ce que j’ai vu m’a glacé le sang, parce que j’y ai vu tout ce que nous avions perdu.
Il y avait cette équipe, “Les Vissés” (The Screwballs). La moyenne d’âge ? La cinquantaine bien tassée. Des types avec des cernes sous les yeux, des problèmes de dos, des hypothèques et des divorces. Ils ressemblaient à mes anciens coéquipiers, ceux que le système a recrachés quand ils ne “servaient” plus. Ils s’étiraient contre le grillage avec une gravité solennelle.
En face, il y avait “Les Princes” (High Rollers). Dix-huit ans. L’arrogance de la jeunesse. Ils me rappelaient les gamins qui sortent de l’INF Clairefontaine aujourd’hui : rapides, techniques, mais avec ce vide dans le regard, cette certitude qu’ils sont immortels. Ils riaient, ils chambraient. Ils ne savaient pas encore que le temps gagne toujours.
Le capitaine des “Vissés”, un type nommé Tom, préparait ses muffins avant le match. Il parlait de pâtisserie avec un sérieux mortel. Mais dès qu’il a pris cette balle en plastique dans la main, son visage a changé. J’ai reconnu ce regard. C’est le regard du tunnel, juste avant d’entrer dans l’arène. Ce moment où le bruit du monde s’annule.
“C’est très similaire à affronter Mariano Rivera,” m’a dit quelqu’un.
Je me suis retenu de rire. Rivera ? Avec une balle en plastique ? Mais quand j’ai vu la balle partir, je n’ai plus ri du tout.
La balle flottait. Elle défiait la physique. Elle montait, elle cassait, elle disparaissait. Ce n’était pas de la force, c’était du “vice”. En France, dans le sport de haut niveau, on respecte le vice. C’est l’art de la survie. Ces vieux briscards ne pouvaient plus courir le 100 mètres, alors ils avaient développé autre chose : la maîtrise absolue de l’imprévisible.
J’ai vu la tension monter. Ce n’était pas du théâtre. Il n’y avait pas de caméras de Canal+, pas de journalistes de L’Équipe. Et pourtant, l’air était électrique, lourd, chargé d’une pression que je n’avais plus ressentie depuis ma dernière finale de Coupe.
Pourquoi ?
Parce que pour eux, sur ce parking, c’était la seule chose qui comptait. Le lundi matin, ils retourneraient à leur bureau, à leurs responsabilités, à leur anonymat. Mais ici, maintenant, ils étaient des dieux. Ils jouaient pour l’honneur, ce mot qu’on a vidé de son sens dans nos contrats blindés.
J’ai vu un des jeunes “Princes” frapper un coup de circuit. Il a couru les bases avec une insolence magnifique, ce sourire qui dit “le monde m’appartient”. Et j’ai vu les “Vissés” encaisser. Ils n’ont pas baissé la tête. Ils ont resserré les rangs. Pas de cris, pas de reproches. Juste ce silence complice des hommes qui savent souffrir ensemble. C’est le silence que je cherchais dans mes vestiaires pros, mais que je trouvais rarement, noyé sous les égos et les directives des agents.
Le tournoi avançait. Les corps commençaient à grincer. J’entendais les souffles courts. C’était brutal, c’était laid, et c’était d’une beauté à pleurer.
C’est là que j’ai compris que j’assistais à quelque chose de plus grand qu’un jeu de balle. J’assistais à la résistance de l’humain face à l’inévitable déclin.

Partie 2
L’organisation était un chaos organisé, comme on les aime en France. Un tableau des scores gribouillé au feutre noir sur un carton, des règles complexes qui semblaient changer selon le sens du vent. Lou, l’organisateur, courait partout. Il était président, jardinier, arbitre. Dans le monde professionnel, pour faire tourner un match, il faut trois cents personnes : sécurité, billetterie, relations presse, diffuseurs. Ici, il y avait Lou. Et bizarrement, cela donnait au moment une légitimité que la Ligue 1 n’aura jamais.
Rien n’était aseptisé.
Je me suis approché du banc des “Vissés” après une défaite crève-cœur. Dans mon monde, une défaite signifie une réunion de crise le lundi matin, des articles assassins dans la presse locale, et parfois, un entraîneur viré. Ici, c’était différent, mais la douleur était la même.
J’ai vu un des joueurs, la cinquantaine, frotter son épaule avec une grimace. Il ne jouait pas pour une prime de match. Il jouait alors que son corps lui criait d’arrêter. « Pourquoi tu t’infliges ça ? » j’ai failli demander. Mais je connaissais la réponse. C’est la drogue de la compétition. C’est le besoin viscéral de sentir, juste une fois de plus, que l’issue d’un événement dépend de toi. Dans la vie de tous les jours, on ne contrôle rien. On subit les patrons, les factures, les bouchons sur le périph’. Sur ce terrain de fortune, avec cette batte en plastique, ils avaient le contrôle.
Les “Vissés” étaient au bord de l’élimination. Le système du tournoi était impitoyable. Une défaite de plus et c’était le retour à la réalité. J’ai vu leur capitaine réunir les troupes. Pas de grands discours à la Al Pacino. Pas de tactique complexe sur un tableau magnétique. Juste quelques mots, murmurés, les yeux dans les yeux. « On ne lâche pas. Pas maintenant. »
C’est là que j’ai réalisé la fracture. Les jeunes d’en face, les “Princes”, ils jouaient avec leur talent. Ils étaient doués, c’était indéniable. Mais ils n’avaient pas encore connu l’échec. Le vrai. Celui qui te réveille la nuit. Ils n’avaient jamais été transférés contre leur gré, jamais été mis au placard, jamais été blessés juste avant une fin de contrat. Ils jouaient légers. Les “Vissés”, eux, jouaient lourds. Ils portaient le poids de leurs années, de leurs échecs passés, de leurs corps qui les trahissaient. Et c’est ce poids qui les rendait dangereux.
Le match couperet a commencé. L’ambiance a changé. Le ciel, bas et gris typique de ces zones industrielles françaises, semblait peser sur le grillage. Les “Princes” frappaient fort. La balle sifflait. Mais les “Vissés” utilisaient chaque parcelle de vice qu’ils possédaient. Ils ralentissaient le jeu. Ils discutaient chaque décision. Ils grattaient la balle sur le bitume pour l’érafler, pour la faire tourner encore plus bizarrement.
Dans le monde pro, on appelle ça de l’anti-jeu. Ici, c’était de la survie. J’ai vu un lancer courbe, une “super curve” comme ils disent, plonger de quarante centimètres juste avant la zone de frappe. Le batteur adverse, un gamin qui devait avoir le même âge que mon fils, a failli se dévisser le dos en essayant de la toucher. Il a regardé le lanceur avec incrédulité. Le lanceur n’a pas souri. Il a juste rajusté sa casquette. Il n’était pas là pour faire le spectacle. Il était là pour gagner.
C’est une leçon que beaucoup de jeunes pros oublient. Le sport, ce n’est pas Instagram. Ce n’est pas la compilation des meilleurs moments sur YouTube. Le sport, c’est la capacité à être moche, sale, et efficace quand tout va mal. Ces hommes le savaient.
Ils ont gagné ce match à l’arraché. Une victoire minuscule dans l’histoire de l’humanité, mais gigantesque pour eux. J’ai vu leurs visages se détendre. J’ai vu les tapes dans le dos, lourdes, franches. Pas les “hugs” performatifs qu’on voit à la télé pour les caméras. De vraies accolades d’hommes soulagés. « On est encore en vie, » a dit l’un d’eux.
Mais le tournoi est une machine à broyer. À peine le temps de boire une eau tiède, et il fallait y retourner. Les “High Rollers”, l’équipe des jeunes loups de Boston (ou l’équivalent local, ces équipes qui viennent de loin avec leur réputation), étaient invaincus depuis trois mois. Ils arrivaient sur le terrain comme on entre en discothèque. Sûrs d’eux. Trop sûrs d’eux. Ils ne savaient pas perdre. « On est un peu immatures sur ce point, » avait avoué leur capitaine plus tôt. C’est la maladie du sport moderne. On protège tellement les athlètes, dès le plus jeune âge, qu’on oublie de leur apprendre à perdre. On leur trouve des excuses : c’est l’arbitre, c’est le terrain, c’est la météo. Ici, sur ce parking, il n’y avait pas d’excuses. Juste le tableau des scores.
La finale s’approchait. Le ciel devenait noir. La pluie menaçait. C’était le scénario classique. L’expérience contre la fougue. La ruse contre la puissance. J’étais fasciné. J’avais oublié mon téléphone, mes notifications, mon propre ego. J’étais juste un spectateur, captivé par la dramaturgie de ce rien qui devenait tout.
Le dernier carré se dessinait. Les “Vissés” avaient tout donné. Ils étaient à bout de forces. Je voyais les genouillères, les chevillères. Ils ressemblaient à une armée en déroute qui refuse de rendre les armes. Et puis, la sentence est tombée. Une élimination sur un détail. Un point de différence. Une balle qui sort de quelques centimètres. Pas de scandale. Pas de jets de bouteilles d’eau. Juste un silence lourd. Le silence de la fin. Ils ont ramassé leurs sacs. Ils ont serré la main des vainqueurs.
J’ai eu mal pour eux. Vraiment mal. Une douleur empathique que je n’avais plus ressentie depuis longtemps. Quand on est pro, on devient cynique. On perd, on encaisse le chèque, on passe à autre chose. Eux, ils n’avaient pas de chèque. Ils avaient juste le vide du lundi matin qui approchait.
Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée là. La finale se jouait sans eux. Les “Princes” contre une autre équipe, les “Yum Yums” (un nom ridicule pour une équipe redoutable). C’était la 7ème manche. Le “Money Time”. Et c’est là que la pluie a commencé à tomber.
Partie 3
La pluie en France, sur un terrain de sport, a une odeur particulière. Elle sent la poussière mouillée et la mélancolie. Elle a commencé doucement, puis elle est devenue torrentielle. N’importe où ailleurs, on aurait arrêté le match. On aurait bâché le terrain. On aurait attendu. Pas ici. Ils ont continué. Trempés jusqu’aux os. Les balles glissaient, les appuis étaient précaires. C’était devenu une guerre de tranchées.
Le score était serré. 2 à 1. Le lanceur des “Princes” avait la balle de match dans la main. Il ne souriait plus. Il ne chambrait plus. Il avait peur. J’ai vu la peur dans ses yeux. La peur de tout gâcher. C’est cette peur qui fait grandir. Pour la première fois de la journée, il n’était plus un gamin arrogant, il était un athlète face à son destin.
Il a lancé. La balle a fendu la pluie. Le batteur a swingué dans le vide.
C’était fini. Les cris ont percé le bruit de l’averse.
Ce qui a suivi restera gravé dans ma mémoire bien plus profondément que les remises de trophées protocolaires auxquelles j’ai assisté à l’Élysée ou au siège de la Fédé. Ils ont sorti le champagne. Pas du Dom Pérignon. Du mousseux bon marché, tiède, secoué. Ils se sont arrosés sous la pluie battante. Ils hurlaient. Ils sautaient dans les flaques comme des enfants.
Les “Princes” étaient champions. Mais en les regardant, trempés, grelottant, serrant ce trophée en plastique doré comme si c’était le Graal, j’ai compris que ce n’était pas le titre qui comptait. C’était le moment. Cette fraction de seconde où le monde s’arrête, où vous êtes le roi d’un royaume minuscule et invisible.
La foule ? Elle avait disparu. Il ne restait que quelques irréductibles, dont moi, abrités sous nos capuches. Ces types, les vainqueurs comme les vaincus, allaient rentrer chez eux. Ils allaient raconter leur week-end à leurs collègues le lendemain, à la machine à café. « J’ai gagné le national, » diront-ils. Et leurs collègues, entre deux dossiers, répondront poliment : « Ah, c’est bien, c’est du ping-pong ? » « Non, du Wiffle Ball. » Un regard vide. Une incompréhension totale.
Personne ne comprendrait. Personne ne saurait la tension de la 7ème manche. Personne ne saurait la douleur dans l’épaule de Tom. Personne ne saurait que pendant deux jours, sur ce parking sinistre, des légendes se sont écrites et effacées.
C’est ça, la cruauté et la beauté du sport. Le système professionnel, celui dont je viens, essaie de vendre cette émotion. Il la markete, il la package, il la diffuse en 4K. Mais c’est une émotion synthétique. La vraie émotion, elle est là. Dans le froid. Dans l’anonymat. Dans l’inutilité absolue de la chose.
Je suis remonté dans ma voiture. Le chauffage a démarré, chassant l’humidité. J’ai regardé une dernière fois par le rétroviseur. Le terrain était vide. Juste des grillages et des flaques. J’ai pensé à ma carrière. Aux compromis. Aux mensonges. Aux injections pour tenir. Aux silences imposés. J’ai envié ces amateurs. Ils possédaient quelque chose que j’avais vendu il y a longtemps. Ils possédaient le jeu.
La pluie continuait de tomber sur la zone industrielle, lavant les traces des exploits du jour, comme si rien de tout cela n’avait jamais existé. Mais je savais la vérité. Et ce soir-là, en rentrant seul sur l’autoroute, j’ai éteint la radio pour écouter le silence. Le vrai silence. Pas celui qu’on nous impose, mais celui qu’on choisit après avoir tout donné.