Viré à La Défense : Je n’avais plus que 12€ sur mon compte pour finir le mois…

PARTIE 1

Il était 23h45. La pluie battait contre les immenses vitres du 42ème étage de la Tour First, à La Défense. Tout Paris scintillait en bas, indifférent à ma détresse.

Moi, c’est Lucas. 24 ans. Et à cet instant précis, je sentais que ma vie était en train de s’effondrer.

J’ai regardé mon application bancaire sur mon téléphone caché sous le bureau. Solde : 12,50 €. Le loyer de mon studio insalubre à Saint-Denis venait de tomber. Si je perdais ce job, je n’avais plus rien. Pas de filet de sécurité. Pas de parents riches pour me rattraper. Juste le vide.

« Lucas. Dans mon bureau. Maintenant. »

La voix de Monsieur Delacroix a claqué comme un coup de fouet dans l’open space désert.

Delacroix n’était pas un homme, c’était une machine. Un banquier d’investissement légendaire à Paris. Froid, impitoyable, brillant. On disait de lui qu’il ne dormait jamais.

J’ai attrapé mon carnet, les mains tremblantes, et je me suis levé. Mes jambes semblaient faites de coton. J’avais fait une erreur dans le modèle Excel du projet “Merger Alpha”. Une erreur de débutant. Un zéro en trop qui faussait toute la valorisation de l’entreprise.

En entrant dans son bureau, l’air était glacial. Il ne m’a même pas regardé. Il fixait la ville, tournant le dos à la porte.

« Asseyez-vous, » a-t-il ordonné.

Je me suis exécuté, le cœur battant à tout rompre dans ma poitrine.

Il s’est retourné lentement. Son visage était illisible, mais ses yeux perçants semblaient scanner mon âme et y voir toute ma peur, toute mon incompétence.

« La banque d’investissement, c’est dur, Lucas, » commença-t-il d’une voix basse, presque douce, ce qui était encore plus terrifiant. « C’est extraordinairement gratifiant, mais c’est férocement compétitif. La plupart des gens… » Il fit une pause, me fixant droit dans les yeux. « La plupart des gens dans cette tour ne réussiront pas. Et toi, ce soir, tu m’as prouvé que tu faisais partie de cette majorité. »

J’ai senti les larmes monter, une boule brûlante dans ma gorge. Je voulais m’excuser, supplier, expliquer que j’étais fatigué, que je n’avais pas dormi depuis deux jours.

« Ne parle pas, » coupa-t-il sèchement, comme s’il avait lu dans mes pensées. « Tu veux savoir pourquoi tu vas échouer ? Ce n’est pas à cause de ton erreur Excel. Tout le monde fait des erreurs. Tu vas échouer parce que tu ne comprends pas les règles du jeu. »

Il s’assit et croisa les mains.

« J’ai observé ton entretien il y a six mois. Tu avais de bonnes notes, certes. Mais tu as oublié l’essentiel. »

Il se pencha vers moi.

« Tu ne lis pas, Lucas. Je t’ai posé une question sur l’inflation la semaine dernière, tu as bégayé. Pour survivre ici, tu dois lire Les Échos ou le Wall Street Journal chaque matin. Trois articles. Pas d’exception. Un sur la macroéconomie, un sur une entreprise, un édito. 15 minutes par jour. Si tu avais fait ça, tu aurais su que le secteur de ton client s’effondre et tu aurais vérifié tes chiffres. »

Je baissai la tête. Il avait raison. J’étais tellement noyé dans le travail manuel que j’avais arrêté de m’instruire.

« Deuxièmement, » continua-t-il en levant deux doigts. « Ton ego. Tu penses que faire des photocopies ou aller chercher les cafés à 2h du matin, c’est en dessous de toi ? J’ai vu ton visage quand je t’ai demandé de refaire la reliure du dossier hier. Tu as soupiré. »

Il frappa du poing sur la table, me faisant sursauter.

« Fais bien comprendre que tu n’as aucun ego ! Aucune tâche n’est trop petite. Tu dois être prêt à tout pour que l’équipe gagne. Si tu veux être un associé un jour, commence par être le meilleur stagiaire qui fait le café. Fais disparaître cet ego mal placé. Tu n’es personne pour l’instant. »

Chaque mot était un coup de poignard. Mais le pire était à venir.

« Troisièmement… Pourquoi tu ne prends pas de notes ? »

Je regardai mon carnet fermé sur mes genoux.

« Tu es assis devant ton patron qui décide de ton avenir, et ton stylo est posé ? » Il secoua la tête avec mépris. « Quand tu es en réunion, tu écris. Toujours. Ça montre que tu es sérieux. Ça rassure le client. Ça me rassure, MOI. L’analogie est simple : tu vas au restaurant, tu commandes pour six personnes. Le serveur n’écrit rien. Tu es inquiet, non ? Tu te demandes si tu vas avoir ta salade ou un steak. Là, c’est pareil. Je ne te fais pas confiance parce que tu ne notes rien. »

J’ai immédiatement ouvert mon carnet et commencé à griffonner frénétiquement, la honte me brûlant le visage.

« Et enfin, » dit-il en se levant pour retourner vers la fenêtre. « Le travail acharné. Les meilleurs ici, ce ne sont pas les plus intelligents. Ce ne sont pas ceux qui jouent au golf ou qui viennent des grandes familles parisiennes. Ce sont ceux qui travaillent le plus dur. Point final. »

Il se tut. Le silence dura une éternité. J’attendais la sentence. Le licenciement. Le retour à la case départ, la pauvreté, la honte d’appeler ma mère pour lui dire que j’avais échoué.

Delacroix se retourna une dernière fois.

« Tu as fait une mauvaise première impression, Lucas. Et les premières impressions ont la vie dure. Tu es lent à répondre aux emails. Tu te plains. Tu fais des erreurs. »

Il prit mon badge posé sur le bureau, celui qui me donnait accès à la tour, accès à ce monde privilégié. Il le fit tourner entre ses doigts.

« Je devrais te virer ce soir. Te renvoyer dans ta banlieue. »

Mon souffle s’est coupé.

« Mais… je vois quelque chose dans tes yeux. Une sorte de désespoir. Et le désespoir, c’est un bon carburant si on sait l’utiliser. »

Il jeta le badge vers moi. Il glissa sur la table en acajou et s’arrêta juste devant moi.

« Je te donne une semaine. Une semaine pour appliquer ces quatre règles. Lis les journaux. Tue ton ego. Prends des notes. Travaille plus dur que n’importe qui d’autre ici. Si dans sept jours, tu n’es pas le premier arrivé et le dernier parti, si tu n’es pas irréprochable… tu ne remettras plus jamais les pieds à La Défense. »

Il retourna s’asseoir et se plongea dans ses dossiers, comme si je n’existais déjà plus.

« Sors maintenant. Et éteins la lumière en sortant. »

Je suis sorti du bureau en chancelant, le badge serré dans ma main moite comme une bouée de sauvetage. Je suis retourné à mon bureau. Il était minuit passé.

J’avais faim, j’étais épuisé, et j’avais envie de pleurer. Mais j’ai regardé la pile de dossiers à côté de mon ordinateur. J’ai pensé à ma mère qui faisait des ménages pour payer mes études.

J’ai ouvert Les Échos en ligne. J’ai pris mon stylo.

La nuit ne faisait que commencer. Mais je ne savais pas encore que le véritable enfer m’attendait le lendemain matin…

PARTIE 2 : L’ASCENSION DANS LES TRANCHÉES

Chapitre 1 : Le Réveil Brutal

Le lendemain de l’ultimatum, mon réveil a sonné à 05h15. C’était une sonnerie stridente, agressive, qui résonnait contre les murs décrépits de mon studio à Saint-Denis. Dehors, il faisait encore nuit noire. J’avais dormi tout habillé, recroquevillé sur mon lit, mon ordinateur portable encore ouvert sur une page clignotante du Wall Street Journal.

La première règle de Delacroix : Lire. S’instruire.

Mes yeux me brûlaient comme si on y avait versé du sable. J’ai attrapé mon téléphone. Pas pour scroller sur Instagram, pas pour voir si j’avais des messages de mes amis que je ne voyais plus, mais pour lire.

« L’inflation en zone euro atteint un nouveau pic. » « Fusion avortée entre les géants de l’énergie. » « La remontée des taux directeurs menace le marché immobilier. »

Je lisais mécaniquement, forçant mon cerveau embrumé à enregistrer les informations. Je prenais des notes sur un petit carnet jaune, le même que j’avais tenu la veille. Je notais des définitions de termes que je ne comprenais pas : EBITDA ajusté, Clause de ratchet, Vendor Due Diligence. Je me sentais comme un enfant apprenant une langue étrangère en immersion totale dans un pays hostile.

À 06h00, j’étais dans le RER B, puis le RER A. L’odeur de l’humidité, des vêtements mouillés et de la fatigue collective des banlieusards m’entourait. Je regardais les visages autour de moi. Des ouvriers, des femmes de ménage, des étudiants. Ma mère avait pris ce train pendant vingt ans pour aller nettoyer des bureaux à Châtelet. Aujourd’hui, je prenais ce train pour aller dans une tour en verre, mais j’avais l’impression d’être encore plus précaire qu’elle. Si je perdais ce stage, je perdais l’appartement. Je perdais la possibilité de l’aider. Je perdais tout.

Arrivé sur l’Esplanade de la Défense, le vent s’est engouffré dans ma veste trop fine. Les tours se dressaient comme des géants de fer et de verre, perçant les nuages gris. La Tour First, mon lieu de torture, semblait me juger du haut de ses 231 mètres. J’ai serré les dents.

« Pas d’ego. Travaille plus dur. »

Je suis entré. Il était 06h45. L’étage était désert, à l’exception des agents d’entretien qui passaient l’aspirateur. Ils m’ont regardé avec surprise. D’habitude, les banquiers n’arrivent pas avant 9h00, sauf en cas de closing urgent.

Je me suis assis à mon bureau. J’ai allumé mon poste. Et j’ai attendu. J’étais le premier. Pour la première fois de ma vie, j’étais en avance sur le soleil.

Chapitre 2 : L’Ombre de Julien

Vers 8h30, l’open space a commencé à se remplir. C’est là que j’ai mis en application la deuxième règle tacite de Delacroix : Trouver un modèle.

Le modèle, c’était Julien.

Julien avait deux ans de plus que moi, mais il semblait en avoir dix de plus en maturité. Il était analyste deuxième année. Il portait des costumes sur mesure qui tombaient parfaitement, ses chemises étaient toujours d’un blanc immaculé, et il avait cette aisance naturelle des gens qui sont nés dans le bon arrondissement. Il ne marchait pas, il glissait. Il ne parlait pas, il négociait.

Delacroix l’adorait. Julien était la machine parfaite que je n’étais pas.

Au lieu de le jalouser, j’ai décidé de devenir son ombre. Je l’ai observé comme un biologiste observe un prédateur alpha. Comment organisait-il ses fenêtres sur ses deux écrans ? Outlook à gauche, Excel à droite, Bloomberg en bas. Je faisais pareil. Comment répondait-il au téléphone ? Voix posée, phrases courtes, jamais d’hésitation. J’imitais son ton. À quelle heure allait-il déjeuner ? Il n’y allait pas. Il mangeait une salade Sodebo devant son écran en continuant de taper. J’ai arrêté de descendre à la cantine.

Ce matin-là, Julien a crié à travers l’open space : « Qui peut descendre me chercher un double espresso et récupérer les impressions couleur au 3ème ? J’suis sous l’eau sur le dossier KKR. »

Personne n’a bougé. Les autres stagiaires ont baissé la tête, faisant semblant d’être occupés. C’était une tâche ingrate. Une tâche de larbin.

« Tuez votre ego, » avait dit Delacroix.

Je me suis levé immédiatement. « Je m’en occupe, Julien. »

Il m’a regardé, surpris, un sourcil levé. « C’est gentil, Lucas. Fais gaffe, le dossier est confidentiel, ne le laisse pas traîner. »

Je suis descendu. J’ai attendu dix minutes devant la machine à café. J’ai récupéré les dossiers lourds. Je me sentais ridicule. J’avais un Master en Finance, j’avais passé des concours difficiles, et je me retrouvais à jouer les coursiers pour un type qui avait à peine mon âge. Mon orgueil hurlait à l’intérieur. Tu vaux mieux que ça.

Mais en remontant dans l’ascenseur, serrant les cafés brûlants contre moi, j’ai repensé à mon compte en banque. À ma mère. Non, je ne vaux pas mieux que ça. Pas encore.

Quand j’ai posé le café sur le bureau de Julien, il ne m’a même pas dit merci. Il a juste marmonné : « T’as vérifié s’il y avait du sucre ? »

« Oui, deux sachets, comme tu aimes. »

Il s’est arrêté de taper. Il m’a regardé, vraiment regardé, pour la première fois. « T’as retenu ça ? »

« J’ai pris des notes, » ai-je répondu simplement en retournant à ma place.

C’était une petite victoire. Minuscule. Mais c’était un début.

Chapitre 3 : La Dictature de la Note

Deux jours plus tard, le test grandeur nature est arrivé. Delacroix m’a convoqué pour une réunion client. Pas n’importe quel client. Le PDG d’un grand groupe industriel français, un homme connu pour ses colères homériques et son dédain pour les banquiers.

« Tu viens, » m’a dit Delacroix sans me regarder. « Tu te tais, tu écoutes, et tu prends des notes. Si tu rates une seule information, tu sors. »

Nous sommes entrés dans la grande salle de conférence “Vendôme”. Vue imprenable sur Paris. Le PDG, Monsieur R., était déjà là, entouré de ses lieutenants. L’atmosphère était électrique. Ils étaient venus pour nous massacrer sur notre valorisation.

Je me suis assis au bout de la table, loin des regards, tel un greffier au tribunal. J’ai sorti mon carnet et deux stylos (toujours avoir un backup, leçon de Julien).

La réunion a commencé. C’était un carnage. Monsieur R. attaquait chaque hypothèse, chaque chiffre. Delacroix, imperturbable, défendait notre position avec une froideur chirurgicale. Les mots volaient à une vitesse folle : CAPEX, Synergies de coûts, Périmètre non-stratégique, Dette nette.

Ma main me faisait mal. J’écrivais tout. Absolument tout. 10:14 – Le client tousse quand on parle de la filiale polonaise. 10:17 – Le DAF contredit le PDG sur les coûts de logistique. 10:22 – Monsieur R. mentionne brièvement qu’il s’inquiète pour la succession familiale.

À un moment, le PDG s’est tourné vers Delacroix : « Et concernant la garantie environnementale sur le site de Lyon, vous aviez dit la semaine dernière que vous vérifieriez la clause 12. Qu’en est-il ? »

Un silence de mort. Delacroix s’est figé. C’était un détail minuscule dans un dossier de 500 pages. Même lui, la machine, avait un trou de mémoire. Je voyais la veine sur sa tempe battre. S’il admettait qu’il avait oublié, il perdait la face.

J’ai senti une bouffée de chaleur. C’était mon moment. Ou ma fin.

J’ai parcouru mes notes de la semaine précédente, frénétiquement. J’avais relu les anciens compte-rendus la veille, jusqu’à 2h du matin. Je savais que j’avais vu ça quelque part.

J’ai griffonné une phrase sur un post-it et je l’ai fait glisser discrètement vers Delacroix, sans lever les yeux, comme un fantôme.

Delacroix a baissé les yeux sur le papier. Il a lu : Clause 12 : Plafonnement à 5M€, validé par leur juridique le 14/09.

Un micro-sourire est apparu sur son visage. Il a relevé la tête, confiant.

« Tout à fait, Monsieur R. Nous avons vérifié. La clause 12 est plafonnée à 5 millions, comme validé par votre propre service juridique le 14 septembre. C’est un non-sujet. »

Le PDG a grogné, pris de court. « Ah. Bon. Très bien. Passons à la suite. »

Delacroix ne m’a pas regardé. Il n’a rien dit. Mais sous la table, j’ai vu sa main froisser le post-it et le mettre dans sa poche, comme un trophée.

En sortant de la réunion, mes jambes tremblaient. Je venais de sauver la mise. Pas par génie. Pas par talent. Juste parce que j’avais écrit ce que les autres avaient oublié.

Chapitre 4 : La Nuit, Tous les Chats sont Gris (et les Banquiers sont Fous)

La semaine avançait, et la fatigue devenait une entité physique. Je ne marchais plus, je flottais. Mes repas se résumaient à des barres chocolatées et des sandwichs triangles avalés en trois bouchées.

La règle de la Réactivité est devenue mon obsession.

« Les premières impressions ont la vie dure, » avait dit Delacroix. « Sois disponible. »

J’ai configuré mon téléphone pour qu’il sonne au volume maximum, même la nuit. Je dormais avec l’appareil sur l’oreiller, à côté de mon oreille. C’est ce qu’on appelle le “syndrome de la vibration fantôme”. Même quand il ne sonnait pas, je le sentais vibrer. Je me réveillais en sursaut, le cœur battant, vérifiant mes e-mails à 3h, 4h, 5h du matin.

Le jeudi soir, vers 23h00, alors que l’équipe s’apprêtait à partir (une soirée “tôt” pour la banque), un Vice-Président est sorti de son bureau, l’air paniqué.

« Merde ! Le modèle de fusion pour le deal Project Omega a crashé. Le fichier est corrompu. On a une présentation demain à 8h00. Il faut tout refaire. Tout resaisir à la main depuis les PDF. »

Les visages se sont décomposés. Refaire un modèle financier complexe à la main, c’était une tâche de six ou sept heures minimum. Cela voulait dire nuit blanche.

Julien a regardé sa montre. « J’ai un dîner avec un client potentiel… je ne peux pas annuler », a-t-il menti. Je savais qu’il allait voir sa copine. Les autres stagiaires ont soudainement trouvé des excuses urgentes.

J’étais épuisé. Je voyais double. Je pensais à mon lit. Je pensais à la sensation des draps frais.

Mais j’ai pensé à Delacroix. Travaille dur. Sois celui sur qui on peut compter.

Je me suis levé. Ma chaise a raclé le sol.

« Je le fais », ai-je dit. Ma voix était rauque.

Le Vice-Président m’a regardé avec pitié. « Tu es sûr, Lucas ? C’est un boulot de chien. Tu vas y passer la nuit. »

« Je n’ai rien de prévu. Envoyez-moi les PDF. »

L’open space s’est vidé. Les lumières se sont éteintes une à une, ne laissant que le halo bleuâtre de mon double écran.

De minuit à 6h00 du matin, j’ai vécu un enfer numérique. Ligne par ligne. Chiffre par chiffre. Actif circulant… 12 450… Passif exigible… 3 200…

Mes yeux pleuraient tout seuls à cause de la luminosité. Mes doigts étaient raides. Vers 4h00 du matin, j’ai eu une hallucination. J’ai cru voir ma mère passer le balai dans le couloir. J’ai secoué la tête. J’ai bu mon cinquième Red Bull. J’avais la nausée.

Mais je n’ai pas pris de raccourcis. J’ai résisté à la tentation de copier-coller des blocs entiers qui auraient pu contenir des erreurs. J’ai tout retapé. J’ai reconstruit les formules. J’ai vérifié les liens circulaires.

À 06h30, le soleil a commencé à se lever sur Paris. Le ciel passait du noir au bleu nuit, puis à un rose pâle magnifique. J’ai appuyé sur “Enregistrer”. Le modèle tournait parfaitement. Pas une seule erreur.

J’ai envoyé l’e-mail au Vice-Président : « Fichier restauré et vérifié. Prêt pour l’impression. Bonne journée. – Lucas »

Je me suis levé pour aller aux toilettes. En me regardant dans le miroir, j’ai eu peur. J’étais pâle comme un linge, mes cernes étaient violets, mes yeux injectés de sang. J’avais l’air d’un drogué en fin de parcours.

Mais pour la première fois, je n’avais pas l’air d’un enfant perdu. J’avais l’air d’un soldat qui revient du front.

Je suis retourné à mon bureau et je me suis endormi, la tête sur le clavier, en attendant que les autres arrivent.

Chapitre 5 : Le Verdict Provisoire

Je fus réveillé par une main sur mon épaule. J’ai sursauté, la marque des touches du clavier imprimée sur ma joue.

C’était Delacroix.

Il était 8h00. Il tenait un café fumant. Pas le sien. Un deuxième gobelet.

Il a posé le café sur mon bureau.

« Le VP m’a dit pour cette nuit », a-t-il dit. Sa voix était toujours aussi neutre, mais il n’y avait pas le mépris habituel. « Le modèle est propre. Tu as même corrigé une erreur historique dans la formule du BFR que personne n’avait vue depuis deux ans. »

Je me frottai les yeux, essayant de retrouver une posture professionnelle. « J’ai… j’ai juste fait le job, Monsieur. »

« Non. Tu as fait plus que le job. Tu as fait ce que personne d’autre ne voulait faire. »

Il a regardé l’écran où s’affichait encore le site des Échos.

« Tu as lu les nouvelles ce matin ? »

« Pas encore, je… je finissais le fichier. »

« Alors lis. Il y a une OPA sur le secteur retail. Ça va nous impacter. Prépare-moi une note de synthèse pour midi. »

Il a commencé à s’éloigner, puis s’est arrêté.

« Lucas ? »

« Oui, Monsieur ? »

« Va te laver le visage. Tu fais peur à voir. Et… change de cravate. Celle-ci est horrible. »

Il est parti vers son bureau.

J’ai pris le café. Il était chaud. C’était du bon café, pas celui de la machine du couloir. C’était probablement le sien.

J’ai souri, malgré l’épuisement qui me broyait les os. Je n’étais pas encore sauvé. Je n’étais pas encore riche. J’avais toujours 12€ sur mon compte et un loyer en retard. Mais je n’étais plus invisible. J’étais dans le jeu.

Cependant, je ne savais pas que ce n’était que l’échauffement. La vraie tempête approchait. Une rumeur circulait dans les couloirs : un plan social massif se préparait à la banque. “On va couper les effectifs de 20%,” disait-on à la machine à café.

Et les stagiaires étaient toujours les premiers fusibles à sauter.

Julien est passé près de moi, l’air soucieux pour la première fois. Il a chuchoté : « T’as entendu ? Ils vont virer la moitié des juniors avant Noël. C’est chacun pour sa peau maintenant. »

J’ai regardé mon écran. J’ai regardé Delacroix dans son bureau vitré. La guerre ne faisait que commencer. Et j’étais prêt à tout pour ne pas mourir.

PARTIE 3 : LA TRAHISON ET LE SACRIFICE

Chapitre 1 : L’Hiver Nucléaire

Novembre est arrivé à La Défense comme une sentence. Le ciel était devenu d’un gris métallique permanent, se confondant avec les façades des tours. Mais le froid le plus intense n’était pas dehors. Il était à l’intérieur de l’open space.

La rumeur était devenue réalité. La banque mère à New York avait exigé une réduction de 20 % de la masse salariale en Europe. Chaque matin, un bureau était vide. Pas d’au revoir, pas de pot de départ. Juste une boîte en carton, un badge désactivé, et un fantôme de plus.

L’ambiance était toxique. Les regards se fuyaient. On ne partageait plus les informations. On protégeait son territoire.

Pour nous, les analystes juniors, c’était “Hunger Games”. Il ne restait qu’un seul poste de titulaire pour l’année prochaine. Nous étions cinq. C’était mathématique : quatre d’entre nous allaient disparaître.

Julien, le “Golden Boy”, avait senti le danger. Son masque de mentor bienveillant s’était fissuré pour révéler quelque chose de bien plus laid. Il avait compris que j’étais devenu une menace. Depuis que j’appliquais les méthodes de Delacroix – lecture obsessionnelle, discipline militaire, absence d’ego – je commençais à abattre plus de travail que lui.

Il a commencé par des petites piques. Des “oublis” de me mettre en copie des e-mails importants. Des réunions décalées dont il ne me prévenait qu’à la dernière minute.

Puis est arrivé le “Projet Titan”.

C’était le deal de l’année. Une acquisition hostile de 10 milliards d’euros. Notre client, le groupe Vauclaire, un géant du luxe français dirigé par la redoutable famille Vauclaire, voulait racheter une marque américaine de joaillerie, GemStone Inc.

Delacroix pilotait l’opération. La pression sur ses épaules était titanesque. Si le deal passait, la banque touchait une commission de 80 millions d’euros. Si le deal échouait, c’était la catastrophe pour le bilan annuel de l’équipe parisienne.

Chapitre 2 : Le Piège de Velours

Trois jours avant la signature finale, Julien est venu me voir. Il a posé sa main sur mon épaule, avec ce sourire carnassier que je commençais à détester.

« Lucas, j’ai besoin d’aide. Delacroix veut une “Due Diligence” (audit) finale sur les filiales asiatiques de la cible. C’est de la paperasse, rien de très sexy, mais il faut le faire. Je te laisse gérer ? Moi, je dois finaliser le pitch pour le Comité de Direction. »

J’ai accepté. “Pas d’ego,” me répétais-je.

Il m’a envoyé les fichiers. Des milliers de pages de bilans comptables de filiales basées à Hong Kong et Singapour.

« Ah, et Lucas, » ajouta-t-il en s’éloignant, « c’est pour demain matin 8h. Fais-moi une synthèse. Je la présenterai à Delacroix. »

Je savais ce qu’il faisait. Il me donnait le sale boulot pour briller en réunion en présentant mes résultats comme les siens. C’était classique. Mais je n’avais pas le choix. Si je refusais, je passais pour un fainéant.

J’ai plongé dans les dossiers.

La nuit est tombée. Les heures passaient. 22h. Minuit. 2h du matin.

J’appliquais la méthode Delacroix : Ne jamais prendre de raccourcis. Construire son propre modèle.

Au lieu de simplement copier les chiffres globaux comme l’aurait fait n’importe qui pour aller dormir, j’ai décidé de retracer les flux de trésorerie ligne par ligne. Quelque chose me chiffonnait. Il y avait une incohérence récurrente entre les stocks déclarés à Singapour et les revenus générés.

À 4h17 du matin, j’ai trouvé l’anomalie.

Ce n’était pas une erreur Excel. C’était systémique.

La cible américaine, GemStone Inc, avait artificiellement gonflé la valeur de ses stocks de diamants invendus en les réévaluant chaque année, masquant ainsi une chute drastique de ses ventes réelles. Pire, ils avaient contracté une dette cachée via des structures off-shores pour payer les dividendes.

Si Vauclaire achetait cette boîte au prix fort, ils achetaient une coquille vide endettée jusqu’au cou. Ils perdraient au moins 30 % de leur investissement en un an.

Mon cœur s’est mis à battre violemment dans ma poitrine. J’avais entre les mains une bombe atomique.

J’ai rédigé une note urgente. J’ai envoyé le tout à Julien par e-mail à 5h00 du matin, avec en objet : “URGENT / ALERTE ROUGE – PROJET TITAN”.

J’ai écrit : “Julien, ne présente pas le deal tel quel. Il y a une fraude potentielle dans les stocks. Regarde l’onglet 4 de mon fichier. C’est critique. Il faut prévenir Delacroix avant la réunion client.”

Je me suis effondré sur mon clavier pour une heure de sommeil.

Chapitre 3 : Le Silence Complice

Le lendemain matin, l’atmosphère était électrique. La délégation de la famille Vauclaire arrivait à 10h00. Des voitures noires aux vitres teintées, des gardes du corps, une tension palpable.

J’ai cherché Julien. Il était dans le bureau de Delacroix, en train de rire et de boire un café.

Je me suis précipité vers lui dès qu’il est sorti.

« Julien ! Tu as lu mon mail ? C’est grave. Les stocks sont bidonnés. »

Julien m’a regardé, ajustant sa cravate en soie hermès. Son regard était fuyant.

« T’inquiète pas, Lucas. J’ai regardé. C’est juste une différence de normes comptables entre les US et la France. Tu t’affoles pour rien, le bleu. J’ai “lissé” les chiffres pour la présentation. On ne va pas faire capoter un deal de 10 milliards pour une note de bas de page. »

Je suis resté cloué sur place. « Mais… ce n’est pas une différence de normes ! C’est de la dissimulation de dette ! Si on ne dit rien… »

« Si on ne dit rien, » me coupa-t-il sèchement, en s’approchant de mon visage, « on touche le bonus, on sauve l’année, et tout le monde est content. Si tu ouvres ta gueule et que tu fais peur au client pour rien, Delacroix te tue. Et moi aussi. Alors tu te tais, tu viens en réunion, tu prends tes notes, et tu la fermes. Capito ? »

Il est parti vers la salle de réunion.

Je me sentais nauséeux. J’avais froid. Je repensais aux mots de Delacroix lors de mon premier jour. “Excellez sur le mérite.” “Prenez position. N’équivoquez pas.” “Donnez à votre client le meilleur conseil, même s’il est contraire à vos intérêts.”

Mais l’intérêt de la banque, c’était que le deal se fasse. Mon intérêt, c’était de ne pas être viré.

Je suis entré dans la salle de conférence “Elysée”. Une table ovale immense. D’un côté, Delacroix et Julien. De l’autre, Henri Vauclaire, le patriarche, 70 ans, un regard d’aigle, accompagné de son directeur financier et de ses avocats.

Je me suis assis au fond, sur la chaise des “inutiles”, mon carnet sur les genoux. Mes mains tremblaient tellement que je n’arrivais pas à tenir mon stylo.

Chapitre 4 : La Mise en Scène

La réunion a commencé. Delacroix était impérial. Il a présenté la stratégie d’acquisition, les synergies, la domination du marché mondial. Henri Vauclaire écoutait, impassible, tapotant ses doigts sur la table.

Puis, ce fut au tour de Julien de présenter les chiffres financiers.

Il s’est levé, confiant, arrogant. Il a projeté les slides.

« Comme vous pouvez le voir sur ce graphique, la rentabilité de GemStone est solide. Leurs stocks sont sains et leur dette est parfaitement maîtrisée. Nous avons audité l’ensemble, et tous les indicateurs sont au vert. C’est une opportunité en or, Monsieur Vauclaire. »

J’ai regardé l’écran. Julien avait effacé mes alertes. Il présentait les chiffres bruts, ceux qui cachaient la fraude. Il mentait. Non, pire : il omettait la vérité par négligence volontaire pour sécuriser sa commission.

Delacroix hochait la tête, confiant en son analyste senior. Il ne savait pas. Il n’avait pas eu le temps de vérifier le travail de nuit de Julien. Il faisait confiance à la chaîne de commandement.

Henri Vauclaire a pris la parole. Sa voix était basse, rocailleuse. « Bien. Si vos analyses sont formelles, Monsieur Delacroix, je pense que nous pouvons procéder à l’offre engageante dès ce soir. Je n’aime pas traîner. »

Les avocats ont commencé à sortir les stylos. L’air dans la pièce semblait se raréfier. C’était fait. 10 milliards allaient être engagés sur un mensonge. La banque allait toucher 80 millions. Julien serait le héros.

Et dans six mois, quand la vérité éclaterait, le groupe Vauclaire perdrait des milliards. La réputation de Delacroix serait détruite.

Je regardais mon carnet. J’avais écrit en gros : NE PAS SIGNER.

C’était le moment de vérité. Le précipice.

Si je parlais, je court-circuitais ma hiérarchie. C’est un crime capital dans une banque. C’est un licenciement pour faute grave immédiat. Je retournerais à Saint-Denis, ruiné, grillé dans tout Paris.

Mais si je me taisais, je n’étais plus qu’un petit soldat sans honneur. Je trahissais la seule chose que Delacroix m’avait apprise : l’intégrité intellectuelle.

Le patriarche a levé son stylo. « Alors, allons-y. »

Une force venue d’ailleurs, peut-être la rage, peut-être le désespoir, m’a propulsé debout.

« NON ! »

Le cri est sorti plus fort que je ne le voulais. Il a claqué dans le silence feutré de la salle comme un coup de feu.

Tous les visages se sont tournés vers moi. Delacroix s’est figé, les yeux écarquillés. Julien est devenu livide. Henri Vauclaire a suspendu son geste, le stylo en l’air, et m’a fixé avec une intensité terrifiante.

« Pardon ? » a dit Vauclaire.

Delacroix s’est repris immédiatement, furieux. « Lucas, asseyez-vous immédiatement. Excusez-nous, Monsieur Vauclaire, c’est un stagiaire, il est fatigué, il… »

« Je ne suis pas fatigué ! » ai-je lancé, ma voix tremblant mais gagnant en assurance. J’ai avancé vers la table, serrant mon carnet contre ma poitrine comme un bouclier. « Monsieur Vauclaire, ne signez pas. Les chiffres à l’écran sont faux. »

Julien s’est levé, paniqué. « Mais qu’est-ce que tu racontes ? Tu es devenu fou ? Sors d’ici ! » Il a essayé de m’attraper le bras.

Je me suis dégagé violemment. Je ne regardais que Delacroix. Je parlais à Delacroix, pas au client. Je jouais ma vie face à mon mentor.

« Monsieur Delacroix, vous m’avez dit un jour : “Donnez le meilleur conseil au client, même s’il est contraire à vos intérêts”. Vous m’avez dit de creuser. J’ai creusé cette nuit. »

J’ai jeté mon carnet ouvert sur la table en acajou, au milieu des bouteilles d’eau minérale.

« GemStone a réévalué ses stocks de 40 % sans justification économique. Ils cachent 200 millions de dettes dans une structure SPV aux Caïmans. Julien a ignoré mon alerte ce matin. Si vous achetez aujourd’hui, vous devrez passer une dépréciation d’actif de 3 milliards avant la fin de l’année fiscale. »

Un silence absolu. Un silence lourd, pesant, total. On aurait pu entendre une mouche voler à l’autre bout de Paris.

Julien était blanc comme un linge. « C’est n’importe quoi, c’est un junior, il n’a rien compris aux normes IFRS… » balbutia-t-il.

Henri Vauclaire a levé la main pour faire taire Julien. Il ne regardait que moi.

« Jeune homme. Approchez. »

J’ai avancé, les jambes en coton.

« Vous êtes sûr de ce que vous avancez ? » demanda le patriarche. « Vous réalisez que vous accusez une entreprise cotée de fraude et votre collègue d’incompétence ? Si vous avez tort, je m’assurerai personnellement que vous ne trouviez même pas un travail de balayeur en France. »

J’ai avalé ma salive. J’ai pensé à mes 12 euros. À ma mère.

« J’en suis certain, Monsieur. Regardez la page 452 des annexes, croisée avec le rapport de flux de trésorerie B. Les maths ne mentent pas. »

Vauclaire s’est tourné vers son propre directeur financier. « Vérifiez. Maintenant. »

Les cinq minutes suivantes furent les plus longues de mon existence. Le directeur financier tapait frénétiquement sur son ordinateur, consultant les documents que je lui indiquais. Delacroix restait immobile, une statue de glace. Il me fixait. Je ne pouvais pas lire son expression. Colère ? Déception ?

Julien transpirait à grosses gouttes, défaisant nerveusement le bouton de son col.

Le directeur financier de Vauclaire a fini par relever la tête. Il a ôté ses lunettes. Il était pâle.

« Monsieur Vauclaire… Le petit a raison. C’est subtil, très bien caché, mais c’est là. Les ratios de couverture de stock sont aberrants. C’est… c’est une bombe à retardement. »

Henri Vauclaire a posé son stylo. Il a fermé le dossier lentement. Le bruit du carton claquant sur la table a résonné comme un verdict.

Il s’est tourné vers Delacroix.

« Jean-Marc (c’était le prénom de Delacroix, que personne n’utilisait jamais), votre banque a failli me faire perdre trois milliards d’euros aujourd’hui. »

Delacroix n’a pas cillé. Il a encaissé le coup.

Vauclaire a continué. « Mais… votre stagiaire m’a sauvé. »

Il s’est levé. « Le deal est annulé. Nous ne ferons pas d’offre. »

Il a ramassé ses affaires. La réunion à 10 milliards venait d’exploser en vol. La commission de 80 millions venait de s’évaporer. La banque ne toucherait rien. Zéro.

Avant de sortir, Vauclaire s’est arrêté à ma hauteur. Il m’a scruté de haut en bas, notant mon costume bon marché et mes cernes.

« Vous avez des couilles, petit. C’est rare. »

Et il est sorti, suivi de son cortège.

Chapitre 5 : Le Jugement

Nous étions seuls. Delacroix, Julien, et moi.

Le silence est revenu, mais cette fois, il était chargé d’une violence sourde.

Delacroix s’est levé lentement. Il a pris mon carnet sur la table. Il l’a feuilleté. Il a vu mes notes de la nuit, les calculs griffonnés, l’heure notée à chaque découverte.

Il s’est tourné vers Julien. Sa voix était calme, trop calme.

« Julien. Prends tes affaires. »

Julien a tenté de sourire, un sourire nerveux et pathétique. « Jean-Marc, écoute, c’était un malentendu, je voulais juste simplifier la présentation pour le client, je… »

« Tu as menti. Tu as mis en danger la réputation de cette firme. Et pire, tu as essayé de voler le travail de quelqu’un qui a bossé pendant que tu dormais. »

Delacroix a pointé la porte.

« Tu es viré. Tu as dix minutes pour vider ton bureau avant que je ne fasse couper tes accès. Si je te revois dans cette tour, j’appelle la sécurité. »

Julien a ouvert la bouche, puis l’a refermée. Il a compris que c’était fini. Il a pris sa mallette et est sorti en rasant les murs, sans un regard pour moi. L’étoile montante venait de s’écraser.

Je restais seul avec Delacroix. J’attendais mon sort. J’avais fait perdre une fortune à la banque. Certes, j’avais sauvé le client, mais la banque vit de commissions, pas de bonnes actions.

Delacroix s’est approché de la grande baie vitrée. Il a regardé Paris sous la pluie.

« Tu sais combien tu viens de nous coûter, Lucas ? »

« 80 millions d’euros, Monsieur, » ai-je chuchoté.

« Exactement. »

Il est resté silencieux un long moment. Mon cœur s’arrêtait.

« Mais tu as gagné quelque chose qui vaut bien plus que ça, » dit-il en se retournant.

Il s’est assis sur le bord de la table, me faisant face, d’égal à égal pour la première fois.

« Tu as gagné la confiance de Vauclaire. Ce vieux requin ne fait confiance à personne. Mais aujourd’hui, il sait que nous sommes la seule banque qui a osé lui dire “non” pour le protéger. Il reviendra. Et quand il reviendra, ce sera pour un deal deux fois plus gros. »

Il a souri. Un vrai sourire, cette fois.

« Tu as appliqué la règle numéro 3 : Prendre position. Tu as risqué ta tête pour la vérité. C’est ça, être un banquier d’élite. »

Il a sorti son téléphone et a tapé un message rapide.

« Va te reposer, Lucas. Prends ton après-midi. Va dormir. »

« Merci, Monsieur. »

Je me suis dirigé vers la sortie, les jambes flageolantes, l’adrénaline retombant brutalement, laissant place à un épuisement total.

« Ah, Lucas ? »

Je me suis retourné, la main sur la poignée.

« Passe aux Ressources Humaines demain matin à 9h00. On a un contrat de CDI à te faire signer. Avec une avance sur salaire. Achète-toi un vrai costume. »

Je suis sorti dans le couloir. J’ai marché jusqu’à l’ascenseur. Une fois les portes fermées, seul dans la cabine métallique, je me suis laissé glisser contre la paroi jusqu’au sol.

J’ai mis ma tête entre mes genoux. Et pour la première fois depuis des mois, j’ai pleuré. Pas de tristesse. Pas de peur. Juste le soulagement immense de celui qui a survécu à l’ouragan.

J’ai sorti mon téléphone. J’ai ouvert l’appli bancaire. Toujours 12 euros.

Mais demain, tout allait changer.

Pourtant, alors que l’ascenseur descendait vers le rez-de-chaussée, une pensée m’a traversé l’esprit. J’avais gagné. J’avais tué le “père” (Julien). J’étais devenu le favori de Delacroix.

Mais en me regardant dans le miroir de l’ascenseur, j’ai vu mon reflet. Mes traits étaient tirés, mon regard durci. J’avais vieilli de dix ans en une semaine. J’étais entré dans la cage aux lions en tant qu’agneau, et j’en ressortais en lion.

La question était : avais-je encore une âme ?

PARTIE 4 : L’HÉRITAGE DU LOUP

Chapitre 1 : Le Poids du Papier

Le lendemain de la réunion fatidique avec Monsieur Vauclaire, je suis entré dans le bureau des Ressources Humaines. La moquette était épaisse, l’air sentait la lavande synthétique, un contraste frappant avec l’odeur de sueur froide qui m’avait accompagné ces derniers mois.

La DRH, une femme au sourire commercial, a posé le contrat devant moi. Contrat à Durée Indéterminée. Poste : Analyste Junior. Salaire fixe : 75 000 € bruts annuels. Bonus discrétionnaire. Et à côté, un chèque. Une avance sur salaire et une prime de signature exceptionnelle demandée par Delacroix. Montant net : 10 000 €.

J’ai regardé le chèque. Les zéros semblaient danser devant mes yeux. Pour la plupart des gens dans cette tour, 10 000 euros, c’était une semaine de vacances aux Maldives. Pour moi, c’était presque un an de loyer de ma mère. C’était la fin de la peur du frigo vide. C’était la fin des pâtes à l’eau.

J’ai signé. Ma main ne tremblait plus.

En sortant, je suis allé directement au distributeur automatique du centre commercial des Quatre Temps. J’ai inséré ma carte. J’ai déposé le chèque via l’automate (une nouvelle technologie à l’époque). Quand le nouveau solde s’est affiché sur l’écran quelques heures plus tard — 10 012,50 € — j’ai ressenti un vertige.

J’ai sorti mon téléphone. J’ai appelé ma mère.

« Allô, Lucas ? Tout va bien mon chéri ? Tu ne travailles pas à cette heure-ci ? » Sa voix était fatiguée. Je savais qu’elle venait de finir son tour de ménage dans une école primaire.

« Maman… » Ma voix s’est brisée. « Maman, pose le balai. »

« Quoi ? Mais qu’est-ce que tu racontes ? »

« Pose le balai, Maman. C’est fini. Je t’envoie de l’argent ce soir. Tu n’y retournes plus. Plus jamais. »

J’ai entendu un silence au bout du fil, puis un sanglot étouffé. À cet instant précis, au milieu de la foule pressée de La Défense, sous les néons agressifs du centre commercial, j’ai cru toucher le bonheur. J’ai cru que c’était ça, la réussite : la capacité de protéger les siens.

J’ai acheté deux costumes de marque. J’ai jeté mes vieilles chaussures trouées. J’ai mangé un steak dans une brasserie.

Je pensais avoir gagné le jeu. Mais je ne savais pas que le jeu venait de changer de règles. Désormais, je n’avais plus l’excuse de la survie. Désormais, je devais exceller pour le pouvoir.

Chapitre 2 : La Mue

Deux années se sont écoulées. Deux années qui sont passées comme un claquement de doigts, ou comme un long tunnel sombre, selon les jours.

La Défense ne change pas, mais nous, si.

J’étais devenu “Associate”. J’avais survécu à trois vagues de licenciements. J’avais travaillé sur six fusions-acquisitions majeures. J’avais appris à dormir quatre heures par nuit de manière chronique. Mon corps s’était adapté : j’étais plus mince, plus sec, mon visage s’était durci. Je ne souriais plus par politesse, je souriais par stratégie.

Delacroix était toujours là, toujours au sommet. Il était devenu mon mentor officiel. Nous ne parlions plus beaucoup, nous n’en avions pas besoin. Un regard suffisait pour se comprendre. Nous étions deux soldats de la même armée.

Un mardi de novembre, gris et pluvieux, exactement comme lors de ma première semaine, je suis arrivé au bureau à 8h00. J’étais de mauvaise humeur. Un client m’avait harcelé jusqu’à 2h du matin pour une modification mineure.

En passant devant l’espace des stagiaires, j’ai vu un jeune homme. Il s’appelait Thomas. Il était nouveau, arrivé la veille. Il portait un costume un peu trop grand pour lui, probablement acheté en solde. Il buvait un café en regardant son téléphone, l’air détendu.

Une rage froide m’a envahi.

Je me suis arrêté devant son bureau. Il a levé les yeux, surpris.

« Bonjour… euh… Monsieur ? » bafouilla-t-il.

Je n’ai pas répondu à son bonjour. J’ai regardé sa table. Il n’y avait pas de carnet. Pas de stylo. Juste son téléphone.

« Thomas, c’est ça ? » ai-je demandé, ma voix calme et tranchante.

« Oui, enchanté, je suis le nouveau… »

« Lève-toi quand je te parle. »

Il s’est levé précipitamment, renversant un peu de café sur son bureau. Il a rougi.

« Tu as lu le Wall Street Journal ce matin ? »

« Euh… non, pas encore, je comptais le faire après… »

Je me suis approché de lui, envahissant son espace personnel. J’ai revu Delacroix me faire la même chose deux ans plus tôt. Je sentais la peur émaner de lui. Et le pire… c’est que j’aimais ça. J’aimais cette sensation de contrôle.

« Tu ne comptes rien du tout, » ai-je coupé. « Ici, on ne vient pas pour boire du café et scroller sur TikTok. Tu es en retard sur l’actualité, donc tu es inutile pour moi. »

J’ai pris son téléphone qui traînait sur le bureau et je l’ai repoussé vers lui.

« Règle numéro 1 : Pas d’ego. Tu crois que parce que tu as fait une grande école, tu as le droit de te la couler douce ? Règle numéro 2 : Prends des notes. Toujours. Je ne vois pas de carnet. »

Le jeune Thomas avait les larmes aux yeux. Il tremblait. Je me voyais en lui. Le Lucas d’il y a deux ans aurait eu pitié. Il l’aurait pris à part, lui aurait expliqué gentiment.

Mais le Lucas d’aujourd’hui n’avait pas le temps pour la pitié. La pitié, c’est une inefficacité de marché.

« Tu as une semaine, Thomas, » conclus-je en reprenant exactement les mots de mon maître. « Une semaine pour me prouver que tu mérites cette chaise. Sinon, tu retournes chez tes parents. Est-ce que c’est clair ? »

« Oui… oui monsieur. »

Je suis reparti vers mon bureau vitré. Je me suis assis dans mon fauteuil ergonomique en cuir. J’ai regardé la vue sur Paris. J’ai ressenti une satisfaction malsaine. J’avais transmis le virus. J’avais perpétué le cycle de la violence corporative.

J’étais devenu Delacroix.

Chapitre 3 : Le Retour Impossible

Ce week-end-là, j’ai décidé de retourner à Saint-Denis. C’était l’anniversaire d’un ami d’enfance, Karim. Je ne l’avais pas vu depuis six mois.

J’ai pris ma voiture. Une Audi noire de fonction, rutilante. En entrant dans ma cité, je me suis senti comme un intrus. La voiture dénotait trop. Les regards des jeunes en bas des tours n’étaient pas bienveillants. Ils ne voyaient pas “Lucas du bâtiment B”, ils voyaient “un riche”, une cible.

Je me suis garé. J’ai monté les étages à pied, l’ascenseur étant en panne (comme toujours). L’odeur d’urine et de javel dans l’escalier m’a pris à la gorge. Avant, c’était mon odeur, celle de chez moi. Maintenant, c’était une odeur étrangère qui me répugnait.

J’ai frappé chez Karim. La musique était forte, il y avait du monde.

Quand il a ouvert, son visage s’est illuminé. « Wesh Lucas ! Le banquier ! Entrez, faites place à Monsieur le Ministre ! »

Il m’a serré dans ses bras. J’ai senti la chaleur humaine, l’amitié sincère. Mais quand je suis entré dans le salon, un malaise s’est installé.

Je portais un polo Lacoste et une montre suisse. Ils étaient en survêtement ou en jeans usés. Ils parlaient de galères, de chômage, de petits plans pour s’en sortir.

Moi, je parlais de “closing”, de “taux directeurs”, de voyages à Londres.

À un moment, un gars que je connaissais à peine m’a demandé : « Alors, il paraît que tu gagnes 5 000 balles par mois maintenant ? C’est vrai ? »

J’ai hésité. Je gagnais bien plus que ça avec les primes. Mais j’ai menti. « Ouais, un truc comme ça. Mais je bosse 90 heures par semaine, tu sais. »

« 90 heures ? T’es malade, » a ri Karim. « Moi je préfère ma liberté, frère. T’as l’air crevé. T’as des cernes jusqu’au menton. T’es sûr que t’es heureux ? »

La question m’a frappé de plein fouet.

Heureux ?

J’avais remboursé les dettes de ma mère. J’avais un plan d’épargne. J’étais respecté. Mais heureux ?

Je me suis souvenu de mes dîners solitaires au bureau devant un fichier Excel. De mes dimanches passés à stresser pour le lundi. De l’absence de petite amie parce que “je n’ai pas le temps”.

J’ai regardé Karim. Il n’avait pas d’argent, mais il riait. Il était entouré. Ses yeux brillaient de vie. Les miens étaient éteints, vitreux, calculateurs.

J’ai quitté la fête tôt. Je ne me sentais plus chez moi. J’avais changé de classe sociale, et le prix à payer était l’exil. Je n’appartenais plus à la banlieue, mais je n’appartiendrais jamais totalement à la bourgeoisie parisienne non plus. J’étais un apatride social.

Chapitre 4 : La Dernière Leçon

Le mois de décembre est arrivé. Le temps des bonus.

Delacroix m’a convoqué dans son bureau. La même pièce où, deux ans plus tôt, il avait failli me virer.

Il m’a tendu une enveloppe.

« Bon travail cette année, Lucas. Le client Vauclaire est revenu. Le deal s’est fait. Tu as été instrumental. »

J’ai ouvert l’enveloppe. Le chiffre était indécent. Un bonus qui permettrait d’acheter un petit studio comptant en province.

« Merci, Jean-Marc. »

Il s’est levé et a versé deux verres de whisky. Il était 11h du matin, mais c’était Noël.

« Tu te souviens de ma dernière règle ? » demanda-t-il en me tendant le verre.

« Ne jamais abandonner ? »

« Exactement. Never give up. » Il a bu une gorgée, le regard perdu vers l’horizon brumeux de Paris. « C’est la règle la plus importante. Mais je ne t’ai pas dit pourquoi. »

J’ai attendu.

« On n’abandonne pas, parce que si on s’arrête, ne serait-ce qu’une seconde, on est obligé de réfléchir. Et si on réfléchit… on se rend compte de ce qu’on a sacrifié. »

Il s’est tourné vers moi, et pour la première fois, j’ai vu la fatigue immense derrière son masque. J’ai vu un homme de 50 ans, divorcé trois fois, qui ne voyait ses enfants qu’un week-end sur deux, et dont la seule famille était cette banque.

« Tu es bon, Lucas. Tu es peut-être meilleur que moi au même âge. Tu as l’instinct. Mais fais attention. Cette tour… elle te donne tout, mais elle te prend tout. »

Il a posé son verre.

« Va célébrer. Prends ta soirée. »

Je suis sorti.

Chapitre 5 : L’Épilogue

Je suis descendu sur le parvis de la Défense. Il neigeait. Les flocons fondaient instantanément sur le béton gris.

J’ai marché jusqu’au bord de l’esplanade, là où la vue s’ouvre sur l’Arc de Triomphe au loin. L’axe historique. La voie royale.

J’ai repensé à mon parcours. Le garçon de 24 ans avec 12 euros sur son compte était mort. Il avait été sacrifié sur l’autel de la performance. À sa place se tenait un homme riche, puissant, compétent. Un homme qui savait se battre, qui savait écraser si nécessaire, qui savait survivre.

Est-ce que je regrettais ?

J’ai pensé au visage apaisé de ma mère quand je lui ai remis les clés de son nouvel appartement le mois dernier. J’ai pensé à la fierté dans sa voix.

Non. Je ne regrettais pas. La pauvreté est une maladie, et j’avais trouvé le remède. Le remède était amer, il avait des effets secondaires terribles, il m’avait rendu froid et solitaire, mais il m’avait guéri.

J’ai serré mon manteau en cachemire contre moi. J’ai sorti mon téléphone pour vérifier mes mails. Un message de Thomas, le nouveau stagiaire : « Monsieur, j’ai lu les trois articles. J’ai fait la synthèse. Elle est sur votre bureau. Désolé pour ce matin. Je ne vous décevrai pas. »

J’ai souri. Un sourire triste.

J’ai tapé une réponse : « Bien. Au travail. »

Puis j’ai levé les yeux vers le ciel de Paris.

La banque d’investissement est dure. Elle est féroce. La plupart échouent. J’ai réussi. Mais parfois, tard le soir, quand le silence se fait dans mon appartement vide de 80 mètres carrés, je me demande ce que le Lucas de 24 ans penserait de l’homme que je suis devenu.

Il serait probablement terrifié. Mais il serait aussi, sans aucun doute, immensément fier d’avoir survécu.

C’est ça, la vie. On ne peut pas tout avoir. On choisit ses sacrifices. Moi, j’ai choisi ma bataille. Et je ne déposerai plus jamais les armes.

Jamais.

(FIN)

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