Partie 1
Janvier 1922. L’hiver s’était abattu sur Paris avec une violence rare, mais le froid qui régnait dans cette chambre de l’Hôtel-Dieu me glaçait bien plus le sang que le vent du dehors.
Je m’appelle Jean. Je suis un homme simple, un père qui a passé les deux dernières années à regarder son fils mourir à petit feu.
Léo avait 14 ans. Mais si vous l’aviez vu, allongé sur ces draps rêches, vous lui en auriez donné quatre-vingts. Il ne pesait plus que 29 kilos. Vingt-neuf kilos de peau translucide tendue sur des os saillants.
Le diabète de type 1. À l’époque, c’était une condamnation à m*rt. Il n’y avait pas d’appel, pas d’espoir, pas de futur.
Le seul “traitement” que les plus grands professeurs de Paris pouvaient nous offrir était d’une cruauté absolue : la famine.
On nous disait : “Ne lui donnez rien à manger. Quelques calories par jour. Juste assez pour ne pas mourir tout de suite, mais assez peu pour que le sucre ne le tue pas.”
J’ai dû affamer mon propre enfant pour le garder en vie. J’ai dû lui retirer son assiette alors qu’il me suppliait du regard, les yeux cernés de noir, le ventre tordu par la faim. C’était une torture que je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi.
Mais ce matin-là, l’odeur de la m*rt dans la chambre était plus forte que d’habitude. Léo ne réclamait plus rien. Il sombrait dans le coma. Son souffle avait cette odeur fruitée et terrible, signe que la fin était là.
Je tenais sa main, si fragile que j’avais peur de la briser. Je priais pour que ça s’arrête, pour qu’il ne souffre plus.
C’est alors que la porte s’est ouverte.
Ce n’était pas l’infirmière habituelle avec son regard de pitié. C’était le Docteur Moreau, accompagné d’un collègue que je ne connaissais pas. Ils avaient l’air agités, nerveux. Le Docteur tenait fermement une seringue remplie d’un liquide trouble, épais et brunâtre.
Il s’est approché du lit, a regardé Léo, puis m’a regardé droit dans les yeux.
— “Monsieur,” a-t-il dit d’une voix basse, “nous avons reçu quelque chose. Une extraction expérimentale. Ça n’a jamais été testé sur un humain ici. C’est risqué. Très risqué. Mais…”
Il a marqué une pause, regardant la poitrine de mon fils qui se soulevait à peine.
— “…Mais sans ça, Léo ne verra pas le soleil se lever demain.”
Mon cœur s’est arrêté. On me demandait de choisir. Laisser mon fils s’éteindre doucement ou permettre à ces hommes de lui injecter ce produit inconnu, extrait d’organes d’animaux, qui pourrait le tuer sur le coup dans d’atroces souffrances.
Je regardais la seringue. Je regardais mon fils.
La peur me paralysait. Si je disais oui, et qu’il mourait en hurlant de douleur à cause d’une réaction allergique ? Serais-je son meurtrier ?
Mais si je disais non…
Le docteur a posé sa main sur mon épaule. L’horloge du couloir tic-tacquait comme un compte à rebours infernal.
J’ai pris une inspiration tremblante, les larmes coulant sur mes joues mal rasées.
— “Faites-le,” ai-je chuchoté.
Je ne savais pas encore que je venais de donner le feu vert à l’une des plus grandes révolutions médicales de l’histoire… ou à une tragédie absolue.

Partie 2 : La Descente aux Enfers et l’Attente Interminable
L’aiguille s’est retirée de la chair de mon fils avec un petit bruit de succion qui m’a donné la nausée. Le liquide brunâtre était entré en lui. C’était fait. Il n’y avait plus de retour en arrière possible.
Le Docteur Moreau a essuyé le point d’injection avec un morceau de coton imbibé d’alcool, laissant une trace humide sur la peau parcheminée de Léo. Je suis resté figé, les mains agrippées au montant en fer du lit, les jointures blanches, attendant le miracle immédiat. Je m’attendais à voir ses yeux s’ouvrir, à voir ses joues reprendre des couleurs, à l’entendre me demander : « Papa, j’ai faim. »
Mais la vie n’est pas un conte de fées, et la médecine de 1922 n’était pas de la magie.
Les minutes se sont écoulées, lourdes, écrasantes. Le silence dans la chambre n’était brisé que par la respiration sifflante de Léo, ce rythme irrégulier et terrifiant que je connaissais par cœur. Inspiration courte. Expiration longue. Pause. Une pause toujours trop longue, où mon propre cœur s’arrêtait de battre jusqu’à ce qu’il reprenne son souffle.
Une heure a passé. Puis deux.
Au lieu du miracle espéré, l’horreur a commencé à se dessiner sous nos yeux.
Ce n’était pas le réveil. C’était la révolte du corps.
Autour du point d’injection, sur sa cuisse maigre comme celle d’un oiseau, la peau a commencé à rougir. Une inflammation violente, colérique. Léo, toujours inconscient, a commencé à s’agiter faiblement, un gémissement rauque s’échappant de ses lèvres sèches.
— « Docteur ? » ai-je demandé, la voix tremblante. « C’est normal ? »
Le Docteur Moreau ne répondait pas. Il examinait la zone avec une lampe de poche, le front plissé, une goutte de sueur perlant à sa tempe malgré le froid glacial de la pièce. Il a échangé un regard inquiet avec son collègue.
— « C’est une réaction locale », a murmuré le collègue. « Une impureté. Le corps rejette l’extrait. »
Rejette. Le mot a résonné dans mon crâne comme un coup de marteau.
La fièvre a monté en flèche. Léo brûlait. Son corps, déjà épuisé par des mois de famine et ravagé par le sucre qui empoisonnait son sang, devait maintenant lutter contre ce que nous venions de lui injecter. Des abcès douloureux se formaient. Au lieu de le sauver, j’avais l’impression d’avoir versé de l’acide dans ses veines.
Le Docteur Moreau s’est redressé, l’air abattu.
— « Le taux de sucre a baissé, Jean. Légèrement. Mais… l’extrait n’est pas assez pur. Les effets secondaires sont trop violents. Nous ne pouvons pas continuer. »
Je l’ai attrapé par le revers de sa blouse blanche, une rage soudaine remplaçant ma peur.
— « Quoi ? Vous ne pouvez pas continuer ? Vous l’avez rendu malade ! Regardez-le ! Il souffre encore plus qu’avant ! Vous m’avez promis une chance, et vous m’avez donné du poison ! »
— « Monsieur, calmez-vous… »
— « Me calmer ? Mon fils est en train de mourir, et vous l’avez utilisé comme un rat de laboratoire ! »
J’ai hurlé, ma voix se brisant en sanglots. Les infirmières sont accourues, m’ont écarté doucement mais fermement. Je me suis effondré sur la chaise en bois, la tête dans les mains, pleurant comme un enfant, pleurant de honte, de culpabilité et de désespoir absolu.
J’avais joué le tout pour le tout, et j’avais perdu.
L’Ombre du Passé
Les jours qui ont suivi ont été un brouillard indistinct. On a cessé les injections. On est revenu à la “méthode classique” : l’attente de la mort.
Assis là, dans la pénombre de l’Hôtel-Dieu, alors que la pluie parisienne fouettait les carreaux sales, je ne pouvais m’empêcher de revoir le film de notre vie avant le cauchemar.
Je revoyais Léo, il y a à peine deux ans. C’était un gamin de Paris, un vrai poulbot. Il courait dans les rues de Belleville avec ses copains, les genoux toujours écorchés, la casquette de travers. Il avait un rire qui faisait se retourner les passants, un rire clair, contagieux. Il aimait le pain frais, les tartines de beurre, les pommes volées au marché.
Puis, l’été dernier, tout avait basculé.
Cela avait commencé par la soif. Une soif insatiable, dévorante. Il buvait des litres d’eau, se levait la nuit pour boire au pichet, collait sa bouche au robinet de la cour. Et pourtant, il avait toujours soif. Sa langue était sèche comme du papier de verre.
Ensuite, il y a eu la fatigue. Lui qui ne tenait pas en place s’effondrait sur le canapé après l’école. Il s’endormait à table.
Et enfin, la maigreur. Malgré un appétit d’ogre, il fondait. Sa chair disparaissait, comme si quelque chose le dévorait de l’intérieur. Ses pantalons ne tenaient plus. On voyait ses côtes.
Je me souviens du jour du diagnostic. Le vieux médecin de famille avait goûté son urine – une pratique ancienne et répugnante, mais efficace. Il avait relevé la tête, le regard grave.
« Diabetes Mellitus. Le diabète sucré. »
Je n’avais pas compris la gravité tout de suite. Je pensais qu’il suffisait d’un médicament. Mais le médecin avait secoué la tête.
« Il n’y a pas de remède, Jean. Son corps ne peut plus utiliser ce qu’il mange. Tout se transforme en poison. La seule façon de gagner du temps… c’est d’arrêter de manger. »
La diète d’Allen. La famine thérapeutique.
C’est là que le véritable enfer a commencé. Pour garder mon fils en vie, j’ai dû devenir son tortionnaire.
Chaque repas était une bataille. On pesait tout au gramme près. Des légumes bouillis trois fois pour en retirer tout amidon, toute saveur, toute énergie. Une feuille de salade. Un œuf dur. C’était tout.
Je me souviens d’une nuit, quelques mois avant l’hôpital. J’avais été réveillé par un bruit dans la cuisine. J’y ai trouvé Léo, assis par terre dans le noir. Il avait réussi à forcer le cadenas du placard. Il tenait une pomme de terre crue, sale, qu’il dévorait avec une frénésie animale, les larmes coulant sur son visage.
Il m’avait regardé, terrifié.
— « Papa, j’ai tellement faim… S’il te plaît… Juste un peu de pain… »
J’ai dû lui arracher la pomme de terre des mains. J’ai dû le porter jusqu’à son lit pendant qu’il hurlait et me donnait des coups de pied, me traitant de monstre. J’ai pleuré en silence de l’autre côté de la porte, le cœur en miettes, sachant que je l’affamais pour qu’il vive une semaine de plus.
Quelle sorte de vie était-ce ? Était-ce cela, être père ? Regarder son enfant dépérir en lui refusant la seule chose dont il avait besoin ?
Et maintenant, dans ce lit d’hôpital, même la faim avait disparu. Le coma diabétique s’installait. Les corps cétoniques empoisonnaient son cerveau. Il sombrait.
La Traversée du Désert
Douze jours.
Il s’est écoulé douze jours entre la première injection ratée et la suite. Douze jours qui ont duré douze siècles.
Le 15 janvier. Léo ne se réveillait plus du tout. Ses abcès commençaient à guérir, mais sa respiration devenait de plus en plus difficile. C’était la respiration de Kussmaul, une hyperventilation profonde et laborieuse, le corps essayant désespérément d’évacuer l’acide de son sang.
Le 18 janvier. J’ai vu un autre garçon mourir dans le lit voisin. Il avait le même âge que Léo. Sa mère a hurlé quand son cœur s’est arrêté. J’ai regardé les infirmières enrouler le petit corps dans un drap blanc. J’ai vu mon propre avenir se dérouler devant moi. J’ai failli abandonner. J’ai failli prendre Léo dans mes bras et le ramener à la maison pour qu’il meure dans son propre lit, entouré de ses jouets, loin de cette odeur d’éther et de mort.
Mais quelque chose me retenait. Une étincelle irrationnelle.
Le Docteur Moreau passait tous les jours. Il avait l’air épuisé lui aussi. Il me disait que l’équipe de recherche, de l’autre côté de l’Atlantique et ici même en collaboration, travaillait jour et nuit.
— « Ils ont un biochimiste », m’expliquait-il, essayant de me garder accroché à un fil d’espoir. « Un certain Collip. Il travaille sur la purification. Il essaie de nettoyer l’extrait, d’enlever les protéines qui causent les allergies, pour ne garder que l’ingrédient actif. »
Je l’écoutais à peine. La chimie ne m’intéressait pas. Je voyais seulement que mon fils devenait bleu. Ses extrémités étaient froides. Son pouls était filant, rapide et faible comme le battement d’ailes d’un papillon mourant.
Le 20 janvier. Le prêtre est passé. Il a proposé l’extrême-onction. J’ai refusé. Je l’ai chassé de la chambre. Accepter les derniers sacrements, c’était accepter que c’était fini. Et je n’étais pas prêt. Pas encore.
Je parlais à Léo pendant ses heures de silence. Je lui racontais des histoires. Je lui parlais du projet de construire une cabane à la campagne, de la bicyclette que je lui achèterais s’il se réveillait. Je savais qu’il ne m’entendait probablement pas, mais c’était la seule chose qui m’empêchait de devenir fou.
— « Tiens bon, bonhomme. Tiens bon pour papa. Ne me laisse pas tout seul. »
La nuit, je dormais par intermittence sur la chaise inconfortable, réveillé par le moindre changement dans son rythme respiratoire. Chaque silence prolongé me faisait sursauter de terreur. “Est-ce que c’est fini ? Est-ce qu’il est parti ?” Je posais ma main sur sa poitrine, attendant le soulèvement rassurant.
Il était encore là. Mais pour combien de temps ?
Le Retour de l’Espoir (ou de la Folie)
Le 23 janvier 1922.
Il était tard dans l’après-midi. La lumière d’hiver déclinait, plongeant la chambre dans une grisaille déprimante. Léo était au plus mal. Ses yeux étaient enfoncés dans leurs orbites, sa peau était grise, cireuse. Il ne pesait plus que l’ombre de lui-même. L’odeur d’acétone (cette odeur de pomme pourrie) qui émanait de lui était suffocante.
La porte s’est ouverte brusquement.
Le Docteur Moreau est entré. Cette fois, il ne marchait pas avec l’hésitation de la dernière fois. Il marchait vite, presque en courant.
Il tenait une nouvelle fiole. Le liquide à l’intérieur était différent. Plus clair. Plus limpide.
Il était accompagné de deux autres médecins. L’atmosphère dans la pièce a changé instantanément. L’air est devenu électrique.
— « Jean, » a dit Moreau, sans préambule. « C’est prêt. Collip a réussi. Il a trouvé la formule pour purifier l’insuline. Ils l’ont testée en laboratoire. C’est… c’est beaucoup plus propre. »
Je me suis levé lentement, mes jambes ankylosées par des jours d’immobilité. J’ai regardé la fiole, puis j’ai regardé mon fils mourant.
— « Et si ça recommence ? » ai-je demandé, la voix cassée. « Et si cette fois, le choc le tue ? Il est trop faible, Docteur. Regardez-le. Il ne supportera pas une autre fièvre. »
Moreau s’est approché de moi. Il a posé ses mains sur mes épaules et m’a forcé à le regarder.
— « Écoutez-moi bien. Si nous ne faisons rien maintenant, ce soir, Léo ne passera pas la nuit. Ses reins lâchent. C’est la fin, Jean. Nous n’avons plus le luxe du choix. C’est ça, ou le cimetière demain matin. »
La brutalité de ses mots m’a frappé comme une gifle. Mais c’était la vérité. Je le savais. Je le sentais dans mes tripes.
J’ai regardé le visage paisible, presque cadavérique de mon fils. J’ai pensé à sa mère, à la promesse que je m’étais faite de le protéger. Mais le protéger maintenant, ce n’était plus lui éviter la douleur. C’était tenter l’impossible.
J’ai pris une profonde inspiration, sentant l’odeur de l’hôpital remplir mes poumons une dernière fois.
— « Allez-y, » ai-je dit. « Sauvez-le. »
Les médecins se sont mis au travail immédiatement. Pas de cérémonie. Pas de temps à perdre.
Ils ont préparé la seringue. L’aiguille brillait sous la lampe électrique qu’une infirmière avait allumée. Ils ont choisi l’autre bras, celui qui n’avait pas été meurtri par la première tentative.
J’ai détourné le regard au moment où l’aiguille a percé la peau. Je ne pouvais pas regarder. J’ai fixé le crucifix accroché au mur, au-dessus du lavabo.
Faites que ça marche. Mon Dieu, faites que ça marche.
L’injection était terminée.
Et une nouvelle attente a commencé. Mais cette fois, c’était différent. C’était l’attente de la dernière chance.
Une heure.
Pas de rougeur. Pas de gonflement. Pas de fièvre soudaine.
Le Docteur Moreau prenait le pouls de Léo toutes les dix minutes. Il prélevait une goutte de sang au bout de son doigt pour mesurer le sucre avec les méthodes rudimentaires de l’époque.
Soudain, vers 19 heures, le médecin a relevé la tête. Ses yeux brillaient derrière ses lunettes rondes.
— « Ça baisse », a-t-il chuchoté, comme s’il avait peur d’effrayer la bonne nouvelle. « Le sucre s’effondre. 500… 400… 300… »
Je n’osais pas bouger. Je retenais mon souffle.
Et puis, c’est arrivé.
Un petit mouvement. Une main qui tressaute sur le drap.
Les paupières de Léo ont papillonné. Une fois. Deux fois.
Ce n’était pas le délire de la fièvre. C’était un mouvement conscient.
Il a ouvert les yeux. Ces yeux que je croyais ne plus jamais revoir. Ils étaient voilés, fatigués, mais ils étaient là. Il a tourné la tête lentement, cherchant quelque chose dans la pièce. Son regard s’est posé sur moi.
Mes genoux ont lâché. Je suis tombé à genoux au pied du lit, agrippant sa main froide qui commençait déjà à se réchauffer.
Il a ouvert la bouche, sa langue passant sur ses lèvres sèches. J’ai approché mon oreille, attendant un gémissement, une plainte.
Mais ce qui est sorti de sa bouche était la plus belle phrase que j’aie jamais entendue de toute ma vie. Une phrase banale, simple, mais qui, à cet instant précis, signifiait la victoire de la vie sur la mort.
— « Papa… J’ai faim. »
L’émotion m’a submergé comme un raz-de-marée. J’ai éclaté en sanglots, enfouissant mon visage dans le matelas. Le Docteur Moreau, ce grand scientifique stoïque, a dû retirer ses lunettes pour essuyer ses yeux.
C’était le 23 janvier 1922. Le jour où la mort a reculé. Le jour où mon fils est revenu des ténèbres.
Mais nous ne savions pas encore que ce n’était que le début. La survie de Léo allait dépendre d’une production massive, d’une industrie qui n’existait pas encore, et d’un combat mondial pour rendre ce “jus de vie” accessible à tous.
Léo était réveillé, oui. Mais le monde était-il prêt à le garder en vie ?
Partie 3 : L’Épée de Damoclès
Le Printemps en Plein Hiver
Les jours qui ont suivi ce fameux 23 janvier furent, sans exagération, les plus beaux de ma vie. C’était comme voir une fleur fanée, sèche et cassante, se gorger d’eau et se redresser en accéléré sous l’effet d’un soleil magique.
Léo mangeait.
Ce verbe, si banal pour le reste du monde, était devenu pour nous une célébration sacrée. Chaque cuillère de bouillon, chaque morceau de pain trempé, chaque bouchée de pomme de terre écrasée était une victoire sur la mort. Je restais assis là, fasciné, à regarder sa mâchoire bouger, les muscles de son cou travailler pour avaler.
Le changement physique était stupéfiant, presque effrayant de rapidité. La couleur grise de la cendre avait quitté son visage pour laisser place à un rose pâle, timide mais vivant. Ses yeux, autrefois voilés par le coma et la résignation, brillaient d’une nouvelle étincelle. Il recommençait à plaisanter avec les infirmières. Il demandait des nouvelles de ses copains de Belleville.
Pour la première fois depuis deux ans, je n’entendais plus le tic-tac de l’horloge comme un compte à rebours vers la fin, mais comme le rythme d’un cœur qui battait fort.
Le service entier de l’Hôtel-Dieu était en ébullition. Les médecins venaient voir “le miraculé”. On chuchotait dans les couloirs. J’étais le père du garçon qui était revenu des morts. J’étais fier, soulagé, ivre de bonheur. Je me disais que le cauchemar était fini, que nous allions rentrer à la maison, reprendre notre vie là où nous l’avions laissée, et que tout cela ne serait bientôt plus qu’un mauvais souvenir.
Quelle naïveté.
La Douche Froide
C’est au bout d’une semaine que la réalité nous a rattrapés. Léo allait mieux, certes, mais il était criblé de bleus. Ses cuisses, ses bras. Les aiguilles de l’époque n’étaient pas les petites pointes fines d’aujourd’hui. C’étaient des harpons en métal qu’on devait faire bouillir et aiguiser. Chaque injection était une épreuve.
Un après-midi, alors que je lui apportais un livre, Léo m’a posé la question que je redoutais sans le savoir. Il frottait une zone douloureuse sur sa jambe.
— « Papa… C’est encore pour combien de temps, les piqûres ? Jusqu’à ce que je sois totalement guéri, c’est ça ? Encore une semaine ? Deux ? »
Je me suis figé. J’ai regardé le Docteur Moreau qui notait des observations dans le dossier au pied du lit. Le médecin a cessé d’écrire. Il a relevé ses lunettes et a posé un regard lourd de compassion sur mon fils.
— « Léo, » a-t-il dit doucement. « Ce médicament… l’insuline… ce n’est pas comme un sirop pour la toux. Ce n’est pas un remède qui guérit la maladie pour qu’elle disparaisse. »
Léo a froncé les sourcils, ne comprenant pas.
— « Ça veut dire quoi ? »
Le docteur a pris une chaise et s’est assis.
— « Ton corps a oublié comment fabriquer cette clé qui ouvre la porte au sucre. L’insuline que nous te donnons, c’est une clé de remplacement. Mais elle s’use. Il faut la remplacer tous les jours. Plusieurs fois par jour. »
Un silence de plomb est tombé dans la chambre. Léo a blêmi.
— « Tous les jours ? » a-t-il chuchoté, la voix tremblante. « Pour toujours ? »
— « Oui, mon garçon. Pour le reste de ta vie. Sans ça, la maladie revient. Immédiatement. »
J’ai vu l’espoir se briser dans les yeux de mon fils. Il venait de comprendre qu’il n’était pas libéré. Il était en sursis. Il était condamné à une vie de dépendance, attaché à une seringue comme un chien à sa laisse.
Je suis sorti dans le couloir pour ne pas qu’il me voie pleurer. Je me suis adossé au mur froid, les jambes flageolantes. Ce n’était pas une guérison. C’était une trêve armée. Et cette trêve dépendait d’une seule chose : ce liquide précieux dans les fioles.
L’Or Liquide et la Menace
C’est là que la véritable angoisse a commencé. Une angoisse différente de celle de la mort imminente, mais tout aussi corrosive : l’angoisse du manque.
Nous étions en 1922. L’insuline n’était pas fabriquée dans des usines géantes. Elle était extraite laborieusement de pancréas de bœufs et de porcs récupérés dans les abattoirs, broyés, filtrés, purifiés par une poignée de scientifiques à Toronto, et envoyée au compte-gouttes à travers le monde.
C’était de l’or liquide. Plus rare que les diamants.
À l’Hôtel-Dieu, l’ambiance a changé. D’autres parents, entendant parler du miracle de Léo, affluaient. Ils suppliaient pour avoir le traitement. Mais il n’y en avait pas assez.
Je voyais les stocks diminuer. Je voyais le regard inquiet du Docteur Moreau chaque matin quand il ouvrait l’armoire réfrigérée.
Un mardi matin, début février, je suis arrivé à l’hôpital avec un mauvais pressentiment. L’atmosphère était électrique, tendue. Les infirmières évitaient mon regard.
Je suis entré dans la chambre. Léo était assis, mais il ne mangeait pas son petit-déjeuner.
Le Docteur Moreau m’attendait. Il n’avait pas sa fiole habituelle à la main.
— « Jean, nous avons un problème », a-t-il dit sans détour.
Mon sang s’est glacé.
— « Qu’est-ce qui se passe ? Léo va bien ? »
— « Léo va bien pour l’instant. Mais… la livraison de Toronto n’est pas arrivée. Il y a une tempête sur l’Atlantique, les bateaux sont retardés. Et la production locale peine à suivre. Le processus de purification est complexe, nous avons perdu deux lots hier à cause d’une contamination. »
Je l’ai regardé, incrédule.
— « Et alors ? Vous avez des réserves, non ? »
Il a secoué la tête.
— « Il nous reste trois doses. C’est tout. Juste assez pour tenir jusqu’à demain midi. Après ça… »
Il n’a pas fini sa phrase. Il n’avait pas besoin de le faire. Je savais ce qui se passerait “après ça”. Le sucre remonterait. L’acidité reviendrait. Le coma. Et cette fois, le corps de Léo, qui venait de goûter à la vie, ne supporterait pas le choc du retour en arrière. Ce serait foudroyant.
— « Vous ne pouvez pas me dire ça ! » ai-je explosé, la panique me faisant monter le ton. « Vous l’avez sauvé ! Vous ne pouvez pas le laisser mourir maintenant parce qu’un bateau est en retard ! Trouvez-en ! Volez-en s’il le faut ! »
— « Nous faisons tout notre possible, Jean. Nous rationnons. Nous diminuons les doses des autres patients pour… »
— « Je me fous des autres ! » ai-je hurlé, une phrase terrible que je regretterai plus tard, mais qui était le cri viscéral d’un père acculé. « C’est mon fils ! Vous m’avez promis qu’il vivrait ! »
Léo nous regardait, terrifié, serrant ses draps contre sa poitrine.
Le Siège
Cette nuit-là, je n’ai pas quitté l’hôpital. J’ai refusé de rentrer chez moi. Je me suis assis sur la chaise en bois, tel une sentinelle, comme si ma seule présence pouvait empêcher le taux de sucre de monter.
Le lendemain midi est arrivé. La dernière dose a été injectée.
Le bateau n’était toujours pas là.
L’après-midi s’est étiré, interminable. Vers 16 heures, Léo a commencé à se plaindre de soif. Ce symptôme maudit. Le signe que le démon revenait. J’ai vu ses mains trembler. J’ai vu la fatigue, cette lourdeur de plomb, revenir sur ses paupières.
Je suis sorti en furie dans le couloir. Je suis allé directement au bureau du directeur de l’hôpital. J’ai bousculé une secrétaire. Je suis entré sans frapper.
Le directeur et le Docteur Moreau étaient là, au téléphone, criant en anglais, essayant de joindre quelqu’un, n’importe qui.
Ils ont raccroché en me voyant.
— « Rien », a dit Moreau, le visage gris. « Pas avant deux jours. »
Deux jours. C’était une éternité. C’était une condamnation à mort.
Je me suis senti devenir fou. Une rage noire, froide, m’a envahi. J’ai regardé ces hommes en costumes et en blouses blanches, impuissants. Et j’ai compris que personne ne sauverait mon fils à ma place.
— « Il y a bien de l’insuline quelque part dans Paris », ai-je dit, la voix basse et dangereuse. « Dans un laboratoire privé ? Chez un autre médecin ? À l’Institut Pasteur ? »
— « Il y a peut-être quelques flacons expérimentaux à l’Institut, mais ils ne sont pas purifiés, Jean. C’est trop dangereux. C’est le produit brut qui a failli le tuer la première fois. »
J’ai réfléchi à toute vitesse. Le poison ou la mort certaine ? La roulette russe ou l’exécution ?
Je me suis avancé vers le bureau, posant mes mains à plat sur le bois verni.
— « Donnez-moi une lettre. Une autorisation. N’importe quoi. Je vais aller à l’Institut Pasteur. Je vais aller voir ces chimistes. Et je ne partirai pas sans flacon. Qu’il soit pur ou pas, je m’en fous. Je prends le risque. »
Le Docteur Moreau m’a regardé avec stupéfaction.
— « Jean, vous ne pouvez pas injecter ça vous-même. C’est de la folie. »
— « Alors venez avec moi. Ou apprenez-moi. Mais je ne resterai pas ici à le regarder s’éteindre une deuxième fois. Si Léo doit mourir, ce sera en se battant, pas en attendant un foutu bateau ! »
Il y a eu un long silence. Un échange de regards entre le directeur et le médecin. Ils ont vu dans mes yeux que je ne reculerais pas. Que j’étais prêt à retourner Paris pierre par pierre.
Moreau a soupiré, puis a hoché la tête.
— « Je viens avec vous. J’ai une voiture. »
La Course Contre la Montre
Le trajet à travers Paris sous la pluie fut un flou de pavés glissants et de klaxons. Nous sommes arrivés à l’Institut comme des voleurs. Moreau a usé de son influence, a forcé des portes. Nous avons trouvé un jeune chercheur qui travaillait sur des échantillons de pancréas.
Il restait un fond de solution. “Instable”, a dit le chercheur. “Potentiellement toxique”.
— « Donnez-le-moi », a ordonné Moreau.
Nous sommes repartis à toute vitesse vers l’Hôtel-Dieu.
Quand nous sommes arrivés dans la chambre, Léo était mal. Très mal. Il respirait fort, ses yeux roulaient vers l’arrière. L’odeur de pomme pourrie emplissait la pièce. Le coma n’était qu’à quelques minutes.
Moreau a préparé la seringue avec des mains tremblantes. Le liquide était trouble, loin de la clarté cristalline des doses de Toronto.
Il s’est approché du bras de Léo. Mais au moment de piquer, il a hésité. La peur de tuer l’enfant, la peur de l’échec, la pression éthique… sa main tremblait trop.
Je l’ai vu faiblir. J’ai vu l’homme de science craquer sous le poids de l’émotion.
Alors, j’ai fait la chose la plus difficile et la plus courageuse de ma vie.
J’ai tendu la main et j’ai pris la seringue des doigts du médecin.
— « Laissez-moi faire », ai-je dit.
Ce n’était pas de l’arrogance. C’était de la nécessité. C’était mon fils. C’était ma chair. Si quelqu’un devait prendre la responsabilité de ce geste désespéré, c’était moi.
— « Montrez-moi où », ai-je demandé.
Moreau, surpris mais soulagé, a guidé ma main. Il a pincé la peau maigre de la cuisse de Léo.
— « Ici. D’un coup sec. En biais. »
J’ai regardé l’aiguille. J’ai regardé mon fils inconscient. J’ai repensé à toutes les fois où je lui avais refusé à manger pour le sauver. Aujourd’hui, je devais le piquer pour le sauver. L’amour paternel, c’était parfois faire mal pour faire du bien.
J’ai pris une inspiration. J’ai bloqué mon poignet. Et j’ai planté l’aiguille.
J’ai poussé le piston lentement, sentant la résistance du liquide. J’ai senti la vie couler de mes doigts vers son sang.
J’ai retiré l’aiguille. J’ai tamponné avec l’alcool.
Et nous avons attendu. Encore.
Le Tournant
Cette fois, la réaction fut différente. Pas de miracle immédiat, mais pas de choc allergique violent non plus. Le corps de Léo, habitué désormais à recevoir de l’aide, a semblé accepter ce secours imparfait.
Une heure plus tard, sa respiration s’est calmée. La sueur a séché sur son front.
Il a ouvert un œil, pâteux, confus.
— « Papa ? » a-t-il grommelé. « Pourquoi tu me regardes comme ça ? »
J’ai lâché la seringue vide qui a roulé sur le sol avec un bruit métallique. Je me suis effondré sur la chaise, vidé de toute force, mais rempli d’une certitude nouvelle.
Je venais de franchir une ligne. Je n’étais plus seulement un père qui attendait les médecins. J’étais devenu un acteur de sa survie. J’avais tenu la seringue. J’avais donné la vie.
Le Docteur Moreau m’a regardé avec un respect nouveau.
— « Vous avez la main sûre, Jean. »
J’ai regardé mes mains, encore tachées d’une goutte de sang minuscule.
— « Il va falloir que j’apprenne, n’est-ce pas ? » ai-je dit doucement. « Si ça doit durer toute la vie… je ne peux pas dépendre de vous, ou des bateaux, ou des tempêtes. Je dois savoir faire ça. Je dois savoir le doser. Je dois devenir son médecin. »
Moreau a hoché la tête gravement.
— « Oui. C’est un nouveau monde, Jean. Les patients vont devoir devenir leurs propres soignants. C’est la seule façon. »
Ce soir-là, alors que Léo dormait paisiblement, sauvé in extremis par un fond de flacon expérimental, j’ai pris une décision irrévocable. J’allais apprendre. J’allais comprendre cette maladie mieux que quiconque. Je n’allais plus jamais être pris au dépourvu.
L’insuline était un miracle, oui. Mais le vrai miracle, ce serait notre discipline, notre vigilance, notre combat quotidien.
Le lendemain matin, le bateau est arrivé avec le stock purifié. Nous étions sauvés pour de bon. Mais quelque chose avait changé en moi. La peur panique avait laissé place à une détermination froide et inébranlable.
J’avais sauvé mon fils une fois. Je le sauverais mille fois s’il le fallait.
Partie 4 : Le Gardien du Temps
Le Grand Saut dans l’Inconnu
Mars 1922. Le printemps arrivait sur Paris, timide mais obstiné. Les bourgeons éclataient sur les marronniers des boulevards, indifférents aux drames qui se jouaient derrière les murs de l’Hôtel-Dieu.
Le jour de la sortie est arrivé. C’était un jour que j’avais prié pour voir, et pourtant, maintenant qu’il était là, j’étais terrorisé.
Pendant deux mois, l’hôpital avait été notre cocon, notre forteresse. Les médecins étaient les capitaines du navire, les infirmières les gardiennes du phare. Maintenant, on nous mettait à la porte. On nous rendait notre liberté, mais une liberté conditionnelle, lourde de responsabilités.
J’ai bouclé la petite valise en carton de Léo. Il était assis sur le bord du lit, habillé de ses vêtements de ville qui flottaient encore un peu sur lui, bien qu’il ait repris cinq kilos. Il souriait. Pour lui, c’était la fin de la prison. Pour moi, c’était le début d’une garde à vue perpétuelle.
Le Docteur Moreau nous a accompagnés jusqu’au grand portail en fer forgé. Il m’a tendu une boîte en bois précieux, presque comme un écrin à bijoux.
À l’intérieur, pas de collier ni de montre en or. Mais quelque chose de bien plus vital : une seringue en verre, deux aiguilles en acier, une pierre à aiguiser, et quelques flacons du précieux liquide scellés à la cire.
— « Vous êtes le médecin, maintenant, Jean », m’a-t-il dit, me serrant la main avec une gravité solennelle. « N’oubliez jamais : la rigueur est la seule chose qui le sépare du cimetière. Pas d’oubli. Pas d’exception. »
J’ai hoché la tête, la gorge serrée. J’ai pris la main de mon fils. Nous avons franchi le seuil. Le bruit de la rue, les klaxons des tacots, les cris des vendeurs de journaux, tout cela nous a assaillis. La vie reprenait ses droits.
Mais nous ne faisions plus tout à fait partie du même monde que les autres.
L’Alchimie du Quotidien
Le retour à la maison, dans notre petit appartement ouvrier de Belleville, n’a pas été la fête insouciante que j’avais imaginée. C’était l’entrée dans une nouvelle discipline, quasi militaire.
Notre cuisine, autrefois lieu de repas simples et de rires, s’est transformée en laboratoire clandestin.
Chaque matin, avant l’aube, alors que Paris dormait encore, je me levais. Je n’avais pas besoin de réveil; l’angoisse suffisait à m’ouvrir les yeux. Je mettais de l’eau à bouillir dans une petite casserole émaillée. C’était le premier rituel : la stérilisation.
Je démontais la seringue en verre. Je plongeais les pièces et les aiguilles dans l’eau bouillante. Il fallait attendre vingt minutes. Vingt minutes à regarder les bulles remonter à la surface, hypnotisé par le feu bleu du gaz.
Ensuite, il y avait l’affûtage. Les aiguilles de 1922 n’étaient pas jetables. Elles s’émoussaient. Au bout de trois ou quatre injections, elles devenaient comme des clous rouillés qui déchiraient la peau. Alors, je prenais la petite pierre à huile et je frottais délicatement le biseau de l’aiguille, plissant les yeux pour vérifier le tranchant à la lumière de l’ampoule nue. C’était un travail d’orfèvre. Si je le faisais mal, je faisais souffrir mon fils.
Puis venait le réveil de Léo.
Il ne se plaignait jamais. C’était ce qui me brisait le plus le cœur. Il avait mûri de dix ans en deux mois. Il s’asseyait sur sa chaise, relevait sa manche de pyjama, et offrait son bras ou sa cuisse avec une résignation stoïque.
— « Prêt, Papa. »
Je pinçais la peau. J’injectais. Je notais l’heure et la dose dans un petit carnet noir, avec une précision maniaque.
Mais ce n’était que la moitié du travail. Il y avait aussi les tests. Pas de glucomètre électronique, pas de goutte de sang instantanée. Non. Il fallait recueillir son urine.
Je devenais chimiste. Je mélangeais l’urine avec la solution de Benedict dans un tube à essai. Je le faisais chauffer au-dessus d’une flamme. Et j’attendais le verdict de la couleur. Bleu ? Tout va bien. Vert ? Attention. Orange ? Danger. Rouge brique ? Alerte maximale.
Ma vie, notre vie, était dictée par ces couleurs. Mon humeur, ma joie, ma peur dépendaient de la teinte d’un liquide dans un tube en verre. J’étais devenu l’esclave de la chimie pour rester le maître de son destin.
Le Prix de la Vie
L’insuline nous avait sauvé la vie, mais elle menaçait de nous ruiner. Au début, la production était si rare que les prix étaient exorbitants. C’était un produit de luxe pour une maladie de pauvre comme de riche.
Je travaillais à l’usine le jour, mais mon salaire ne suffisait plus. Les flacons se vidaient trop vite.
J’ai commencé à faire des heures supplémentaires. Je déchargeais des camions aux Halles la nuit. Je dormais trois ou quatre heures par jour. Mes mains étaient pleines de cals, mon dos me faisait souffrir le martyre, mais chaque caisse soulevée signifiait une dose de plus. Chaque goutte de sueur que je versais se transformait en une goutte d’insuline pour Léo.
Je me souviens d’un soir où j’ai dû aller au Mont-de-Piété. J’y ai déposé la montre à gousset de mon grand-père, le seul héritage de valeur que je possédais. L’homme derrière le guichet l’a examinée avec dédain et m’a proposé une somme dérisoire.
J’ai failli refuser. J’ai failli crier. Puis j’ai pensé au sourire de Léo ce matin-là, quand il avait mangé sa tartine. J’ai pris l’argent sans dire un mot.
Nous vivions chichement. Pas de vacances, pas de nouveaux vêtements, pas de viande tous les jours. Mais Léo était vivant. Et quand je le voyais courir – oui, courir ! – dans la cour de l’immeuble avec les autres enfants, même s’il s’arrêtait plus souvent pour reprendre son souffle, je savais que j’étais l’homme le plus riche du monde.
L’Équilibre sur le Fil
L’apprentissage ne s’est pas fait sans frayeurs. Nous avons découvert que l’insuline était une arme à double tranchant. Trop peu, et le coma diabétique revenait. Trop, et c’était le choc hypoglycémique.
Un dimanche après-midi, nous étions au parc des Buttes-Chaumont. Il faisait beau. Léo jouait au ballon. Soudain, je l’ai vu s’arrêter. Il vacillait. Il avait l’air ivre.
Je me suis précipité vers lui. Il était trempé de sueur froide, pâle comme un linge. Ses yeux étaient vitreux.
— « Léo ! »
Il a essayé de parler, mais seuls des sons incohérents sont sortis de sa bouche. Il s’effondrait.
Les passants nous regardaient, certains avec pitié, d’autres avec suspicion, pensant peut-être que l’enfant était malade ou simple d’esprit.
La panique m’a saisi. J’ai mis trop d’insuline. J’ai tué mon fils.
Mais la voix du Docteur Moreau a résonné dans ma tête : « Si le sucre baisse trop, il faut du sucre, vite. Immédiatement. »
J’ai fouillé mes poches avec frénésie. J’avais toujours trois morceaux de sucre enveloppés dans un mouchoir. Toujours. C’était mon talisman.
J’ai forcé les morceaux entre ses dents et sa joue, massant sa gorge pour qu’il avale le sirop qui se formait.
— « Allez, champion. Reste avec moi. Avales. »
Une minute interminable a passé. Puis deux.
La couleur est revenue sur ses joues. Ses yeux ont retrouvé leur clarté. Il a pris une grande inspiration, comme s’il émergeait de l’eau.
— « Papa ? J’ai… j’ai eu la tête qui tournait. »
Je l’ai serré dans mes bras, en plein milieu du parc, pleurant de soulagement, indifférent au regard du monde. Nous marchions sur un fil, au-dessus d’un précipice, sans filet de sécurité. Chaque jour était une traversée. Et chaque soir où je le bordais dans son lit était une arrivée victorieuse sur l’autre rive.
L’Héritage (Flash-forward : 1934)
Douze ans ont passé.
Nous sommes en 1934. Je suis assis dans un fauteuil usé, mes cheveux sont devenus blancs, mes mains tremblent un peu maintenant.
En face de moi, un jeune homme de 26 ans ajuste sa cravate devant le miroir. Il est grand, élancé, beau. Il a une moustache fine à la mode.
C’est Léo.
Il ne pèse plus 29 kilos. Il est fort. Il travaille comme comptable dans une entreprise de textile. Il a une fiancée, une charmante fille nommée Claire, qui connaît son secret et qui a appris, elle aussi, à faire bouillir les seringues.
Léo se retourne et me sourit.
— « Comment je suis, Papa ? »
— « Tu es parfait, fils. »
Il va à un entretien pour une promotion. Il a une vie. Une vraie vie. Il va au cinéma, il rit, il aime, il projette.
Bien sûr, la maladie est toujours là. Elle est son ombre fidèle. Ses jambes lui font parfois mal. Sa vue baisse un peu plus vite que la normale. Nous savons tous les deux que le diabète prélève sa taxe, lentement, insidieusement. Nous savons que son espérance de vie n’est pas celle des autres.
Mais qu’importe ?
On nous avait promis une mort en 1922. On nous avait dit “il ne passera pas l’hiver”.
Et voilà qu’il a volé douze hivers à la mort. Douze printemps. Douze étés. Des milliers de jours de bonus.
Chaque matin, quand je le vois partir au travail, je repense à ce jour glacial à l’Hôtel-Dieu. Je repense à ce liquide trouble dans la seringue et à ma main qui tremblait.
Je me dis que nous avons participé à quelque chose de plus grand que nous. J’ai lu dans les journaux que des usines produisent maintenant de l’insuline par milliers de litres. Que des millions d’enfants à travers le monde, aux États-Unis, en Allemagne, au Japon, survivent grâce à cette découverte.
Léo n’est qu’un parmi des millions, mais pour moi, il est le premier. Il est la preuve que la science, quand elle est guidée par l’amour et le désespoir, peut accomplir des miracles.
Le Dernier Mot
Léo nous quittera un an plus tard, en 1935, emporté non pas par le sucre, mais par une mauvaise pneumonie que son corps fatigué n’aura pas su combattre. Une ironie du sort, peut-être. Ou simplement le destin.
Mais je ne pleure pas sur sa mort prématurée. Je pleure de gratitude pour ces treize années de sursis.
Treize ans de “Papa, je t’aime”. Treize ans de rires. Treize ans de vie qui n’auraient jamais dû exister.
Aujourd’hui, quand je croise dans la rue une personne qui sort discrètement un petit stylo injecteur avant de manger un gâteau à la terrasse d’un café, je ne peux m’empêcher de sourire. Ils ne le savent pas, mais je les regarde avec la tendresse d’un vieux complice.
Ils sont les enfants de Léo. Ils sont les héritiers de notre combat dans cette chambre froide de l’Hôtel-Dieu.
L’espoir n’est jamais une cause perdue. Il est juste une patience qui attend son heure. Et parfois, il tient tout entier dans une goutte de liquide clair au bout d’une aiguille.
C’est ainsi que nous avons vaincu la fatalité. Pas en la supprimant, mais en apprenant à danser avec elle, jour après jour, piqûre après piqûre, jusqu’à la fin de la musique.
(Fin de l’histoire)