Partie 1
Je m’appelle Sophie. Si vous me croisiez aujourd’hui dans une rue de Nantes, sous la pluie fine de Loire-Atlantique, vous verriez une femme au visage tiré, le regard fuyant, une casquette vissée sur la tête pour cacher mes cheveux et mes cicatrices. Vous ne devineriez jamais que cette même femme a vécu au cœur de l’endroit le plus dangereux de la planète.
Il y a cinq ans, ma vie était banale, presque parfaite. J’avais un appartement lumineux près du Jardin des Plantes, un petit garçon formidable nommé Léo, fan de dinosaures et de vélo, et un nouveau mari, Karim. Karim était charmant, protecteur. Il m’avait promis le monde. Il m’avait offert une sécurité que je n’avais jamais connue.
Mais Karim avait un secret. Une noirceur que je n’ai pas voulu voir, aveuglée par l’amour.
Tout a basculé quand il m’a proposé ce voyage. « On va voir ma famille au Maroc », m’a-t-il dit. « Mais d’abord, une petite escale touristique en Turquie ». J’étais ravie. Léo était excité de prendre l’avion. Nous avons quitté la grisaille nantaise avec des valises pleines de shorts et de t-shirts d’été.
Nous n’avons jamais vu le Maroc.
En Turquie, l’ambiance a changé. Karim est devenu nerveux, pressant. Nous changions d’hôtel constamment, nous rapprochant toujours plus de la frontière sud. Je posais des questions, il répondait par des sourires crispés : « Fais-moi confiance, Sophie. C’est une surprise. »
La “surprise” a eu lieu une nuit sans lune. Nous étions dans une camionnette avec des inconnus. Soudain, le véhicule a pilé au milieu de nulle part. La porte latérale s’est ouverte violemment. Un homme cagoulé a hurlé des ordres dans une langue que je ne comprenais pas.
Karim a attrapé Léo par le bras. Il a sauté hors du véhicule et a commencé à courir à travers un champ boueux.
« Karim ! Qu’est-ce que tu fais ?! » ai-je crié, la panique me serrant la gorge.
Il ne s’est pas retourné. Il courait vers une clôture barbelée au loin. Je n’avais pas le choix. Mon fils était avec lui. J’ai couru. J’ai couru comme jamais dans ma vie, trébuchant dans la terre, le cœur battant à tout rompre. Nous avons passé un trou dans le grillage.
De l’autre côté, des hommes armés nous attendaient. Karim s’est retourné vers moi, un sourire effrayant aux lèvres, un sourire que je ne lui avais jamais vu.
« Bienvenue à la maison, Sophie », a-t-il dit.
Nous étions en Syrie. Nous étions sur le territoire de D*ech.
Les premiers mois furent un flou de terreur. On m’a séparée de Karim, enfermée dans une maison avec d’autres femmes – des “madaffas”. On m’a pris mes papiers, mon téléphone, ma liberté. Mais le pire était à venir.
Un jour, j’ai reçu une vidéo. C’est Karim qui filmait.
L’image est gravée dans ma rétine pour l’éternité, plus douloureuse que n’importe quelle brûlure. On y voyait mon petit Léo. Mon Léo qui, quelques semaines plus tôt, jouait aux LEGO dans sa chambre à Nantes.
Il était assis par terre, dans une pièce sombre. Devant lui, un fusil d’assaut AK-47 démonté.
La voix de Karim résonnait derrière la caméra, dure, impitoyable : « Allez, remonte-le. Plus vite. Tu es lent. »
Les petites mains de Léo tremblaient. Il essayait d’emboîter les pièces métalliques froides, ses yeux remplis de larmes qu’il n’osait pas laisser couler. Il avait 10 ans. On le forçait à devenir un monstre. On le préparait à la g*erre.
J’ai réussi, par miracle, à envoyer un email désespéré à ma sœur Claire, restée en France. Je lui ai écrit : « Claire, je t’en supplie, aide-nous. C’est peut-être la dernière fois que je t’écris. Il pleut des bombes ici. Les murs tremblent. Karim est fou. Il apprend à Léo à tuer. »
Je lui ai joint la vidéo. Je voulais qu’elle voie. Je voulais que le monde sache que mon fils n’était pas un t*rroriste, mais une victime.
Mais la réponse que j’attendais n’est jamais venue. À la place, la porte de ma chambre s’est ouverte avec fracas. C’était la police religieuse de D*ech. Ils avaient intercepté mes messages.
Ils m’ont traînée dehors. Direction le “Stade Noir”, une ancienne enceinte sportive transformée en centre de torture. Je ne savais pas si je reverrais Léo un jour. Je ne savais pas si j’allais survivre à la nuit.
Tout ce que je savais, c’est que le père de mon fils venait de signer notre arrêt de m*rt.

PARTIE 2 : La Descente aux Enfers
Le Visage de l’Étranger
Les premières semaines à Raqqa n’étaient pas seulement terrifiantes, elles étaient surréelles. Imaginez-vous vous réveiller chaque matin en espérant que le cauchemar est terminé, que vous allez ouvrir les yeux dans votre chambre à Nantes, entendre le bruit familier du tramway et sentir l’odeur du café. Mais à la place, c’est l’odeur de la poussière, du fioul brûlé et des égouts à ciel ouvert qui vous prend à la gorge.
Karim, l’homme que j’avais épousé, l’homme qui m’avait promis de m’aimer et de protéger mon fils, avait disparu. À sa place se tenait un étranger. Il se faisait désormais appeler “Abu Youssef”. Il avait laissé pousser une barbe longue et hirsute, troqué ses jeans pour des treillis militaires et ne se déplaçait jamais sans sa Kalachnikov en bandoulière.
Le plus dur n’était pas ma propre peur, c’était de voir la confusion dans les yeux de Léo. Au début, il demandait tout le temps : « Quand est-ce qu’on rentre ? Pourquoi papa est habillé comme ça ? ». Karim lui répondait froidement : « Tu es un homme maintenant, Léo. Arrête de pleurnicher. Les hommes ne posent pas de questions, ils obéissent. »
Karim partait souvent pour des “entraînements”. Il nous laissait enfermés dans cet appartement aux fenêtres calfeutrées, sans électricité la moitié du temps. Je passais mes journées à essayer de créer une bulle de normalité pour mon fils. On jouait aux cartes avec un vieux jeu écorné que j’avais dans mon sac, on se racontait des souvenirs de France. Je lui parlais des crêpes au sucre, des balades au bord de l’Erdre, de ses copains d’école. Je voulais qu’il garde ces souvenirs vivants, comme une bouée de sauvetage, pour qu’il n’oublie pas qui il était vraiment.
Mais D*ech ne laisse rien intact. Ils s’infiltrent partout, même dans l’esprit des enfants.
L’Enlèvement de l’Innocence
Un matin, Karim est rentré plus tôt que prévu. Il n’était pas seul. Deux autres hommes armés étaient avec lui. Mon sang s’est glacé.
« Prépare le garçon, » a-t-il dit sans me regarder. « Quoi ? Pourquoi ? Il n’a que dix ans, Karim ! » ai-je hurlé en me mettant entre lui et Léo. Il m’a repoussée violemment contre le mur. « Il doit apprendre. Il doit devenir un lionceau du califat. Ce n’est pas négociable, Sophie. Si tu résistes, ils l’emmèneront quand même, et toi, tu finiras mal. »
J’ai pleuré, j’ai supplié, je me suis accrochée à ses jambes. Léo pleurait aussi, il s’agrippait à mon t-shirt. « Maman, non ! Je ne veux pas y aller ! ». C’était la scène la plus déchirante de ma vie. Voir mon enfant être arraché de mes bras par l’homme qui était censé être son beau-père.
Ils l’ont emmené dans un camp d’entraînement pour les “Lionceaux”. Pendant des semaines, je n’ai pas vu mon fils. Je restais seule dans cet appartement vide, à fixer la porte, imaginant le pire. Est-ce qu’il avait faim ? Est-ce qu’il avait froid ? Est-ce qu’ils le battaient ?
Quand Léo est revenu pour la première fois, il était changé. Il était plus maigre, ses yeux étaient cernés, et il y avait un silence en lui qui me terrifiait. Il ne voulait pas parler de ce qu’il avait vu. Mais la nuit, il hurlait dans son sommeil. Il faisait pipi au lit, comme un tout petit enfant, honteux et tremblant. C’est là que j’ai compris qu’ils étaient en train de briser son âme.
Il m’a raconté plus tard, par bribes, ce qu’on les obligeait à faire. Regarder des vidéos d’exécutions. Apprendre à démonter et remonter des armes les yeux bandés. Et pire encore… on leur apprenait où frapper pour tuer. Mon petit garçon, qui avait peur du noir, apprenait l’anatomie de la mort.
Le Stade Noir : 80 Jours dans les Ténèbres
La culpabilité me rongeait. Je devais nous sortir de là. J’ai commencé à chercher des issues. J’ai réussi à cacher un téléphone portable, un vieux modèle qu’une autre femme, désabusée comme moi, m’avait vendu contre mes bijoux en or.
C’est avec ce téléphone que j’ai envoyé cet email à ma sœur. J’étais naïve. Je pensais que le monde extérieur pouvait envoyer des hélicoptères, des commandos, n’importe quoi pour nous sauver. Je ne savais pas que nous étions seuls.
Quelques jours après l’envoi de l’email, la police de D*ech, l’Amniyat, a défoncé la porte. Ils avaient intercepté les communications. Karim n’était pas là, heureusement, ou peut-être malheureusement.
Ils m’ont cagoulée et jetée à l’arrière d’un pick-up. J’ai été conduite au “Stade Noir”. C’était le stade de football de Raqqa, transformé en prison et en centre de torture. Les vestiaires et les sous-sols étaient devenus des cachots.
L’odeur est la première chose dont je me souviens. Un mélange de moisissure, d’urine, de sang séché et de peur. Une odeur métallique qui vous reste dans le nez pour toujours.
J’ai passé 80 jours dans une cellule sans fenêtre, à peine plus grande qu’un placard. Je ne savais pas si c’était le jour ou la nuit. J’entendais des cris. Des cris d’hommes, mais aussi de femmes. Parfois, le silence était pire que les cris.
Les interrogatoires étaient brutaux. Ils voulaient savoir à qui je parlais, si j’étais une espionne pour la France ou les Américains. « Je suis juste une mère ! » je répétais en boucle, recroquevillée sur le sol froid en béton. « Je veux juste protéger mon fils ! ».
Ils m’ont battue. Pas assez pour me tuer, mais assez pour me briser. Ils utilisaient des câbles électriques sur la plante des pieds. La douleur était fulgurante, elle remontait dans tout le corps comme une décharge. Mais le pire n’était pas la douleur physique. C’était la torture psychologique.
Un gardien venait parfois me dire : « Ton fils nous appartient maintenant. Il est un meilleur soldat que tu ne l’as jamais été comme mère. Il t’a oubliée. » C’était faux, je le savais, mais dans le noir, seule, affamée, le doute s’installe. J’ai failli devenir folle. Je parlais toute seule. Je récitais les noms des stations de tramway de Nantes pour ne pas perdre l’esprit. Commerce, Bouffay, Duchesse Anne…
Le Pacte avec le Diable
Quand Karim est finalement venu me chercher, il a dû payer une amende énorme pour me faire sortir. Il ne l’a pas fait par amour. Il l’a fait parce que je lui appartenais, comme un objet.
En sortant du stade, la lumière du soleil m’a brûlé les yeux. J’étais squelettique, sale, brisée. Mais j’étais vivante. Et je devais retrouver Léo.
Quand je suis rentrée à la maison, la situation avait empiré. Les bombardements de la coalition se rapprochaient. Le ciel de Raqqa était constamment zébré par les avions de chasse et les drones. Le bruit des explosions était notre nouvelle musique de fond. Les vitres de l’appartement avaient explosé depuis longtemps, remplacées par des cartons et des couvertures.
Karim était de plus en plus paranoïaque et violent. Il savait que l’étau se resserrait. Mais il avait aussi monté en grade. Il avait de l’argent.
Un jour, il est arrivé avec une proposition qui m’a glacé le sang, mais qui montre bien la complexité tordue de notre survie là-bas. « Tu as besoin d’aide à la maison, Sophie. Et je veux faire une bonne action. On va acheter une femme. »
J’ai cru vomir. L’esclavage était courant là-bas. Les femmes Yézidies, capturées en Irak, étaient vendues comme du bétail sur les marchés. « Je ne veux pas d’esclave, Karim ! C’est monstrueux ! » « Ce n’est pas une question, » a-t-il tranché. « Si on ne l’achète pas, un autre le fera. Et cet autre sera bien pire que nous. Au moins ici, elle sera nourrie. »
C’est là que la ligne morale devient floue. C’est là que la victime commence à devenir complice pour survivre. J’ai accepté. Je me suis dit que je pourrais peut-être la protéger. Que je pourrais être moins cruelle que les autres. Quelle terrible mensonge on se raconte pour dormir la nuit…
Nous sommes allés au marché. C’était un hall immense, rempli d’hommes qui inspectaient des femmes et des jeunes filles terrifiées. J’ai croisé le regard de l’une d’elles. Elle s’appelait Suad. Elle avait à peine 18 ans, mais ses yeux en paraissaient 100. Il n’y avait plus d’espoir dans son regard, juste un vide immense.
Karim a payé. Nous l’avons ramenée à la maison.
Au début, j’ai essayé d’être gentille. Je lui ai donné des vêtements propres, j’ai partagé ma nourriture avec elle. Je lui ai dit : « Je suis désolée, je suis désolée ». Mais qu’est-ce que mes excuses valaient ? J’étais la femme de l’homme qui l’avait achetée. Je vivais dans la maison où elle était prisonnière.
La présence de Suad a changé la dynamique. Léo l’aimait bien. Elle était douce avec lui. Elle lui racontait des histoires de son village, avant que les hommes en noir n’arrivent. Ils étaient deux enfants perdus dans la guerre.
Mais Karim… Karim restait Karim. Je savais ce qui se passait quand je n’étais pas là, ou quand il s’enfermait dans la pièce avec elle. Je mettais mes mains sur les oreilles de Léo dans la pièce d’à côté et je chantais fort pour couvrir les bruits, pour couvrir les pleurs étouffés de Suad. Je me détestais. Je me détestais tellement. J’étais devenue une gardienne de prison autant qu’une prisonnière.
La Propagande et le Point de Non-Retour
La guerre s’intensifiait. Les ressources manquaient. On mangeait du riz aux charançons, on buvait de l’eau insalubre qui nous rendait malades. Léo avait des crises de dysenterie, il était d’une pâleur effrayante.
C’est à ce moment-là que Karim a eu sa “grande idée”. D*ech perdait du terrain, ils avaient besoin de montrer au monde qu’ils étaient toujours puissants. Ils avaient besoin de choquer l’Occident.
« Les Américains et les Français doivent avoir peur, » a-t-il dit un soir en nettoyant son arme. « Ils doivent voir que nos enfants sont prêts à prendre la relève. »
Il a sorti une caméra. Il a écrit un script. Il a regardé Léo. « Tu vas dire ça devant la caméra. Tu vas menacer les infidèles. Tu vas dire que la bataille ne s’arrêtera jamais. »
Léo a refusé. « Je ne veux pas, papa. Je ne connais pas ces mots. » Karim a armé son pistolet et l’a posé sur la table. Le bruit métallique a résonné dans le silence de la pièce. « Ce n’est pas un jeu, Léo. Fais-le, ou je m’occupe de ta mère. »
C’est moi qui ai dû tenir la caméra. Pouvez-vous imaginer ? Une mère, tenant une caméra pour filmer son propre fils de 10 ans en train de proférer des menaces de m*rt contre son propre pays ? Mes mains tremblaient tellement que Karim a dû me hurler dessus pour que je me stabilise.
Dans le viseur, je voyais le visage de mon fils. Il récitait le texte en arabe et en anglais, des mots de haine qu’il ne comprenait même pas. Mais dans ses yeux, je ne voyais pas de haine. Je voyais un appel au secours. Il me regardait, moi, derrière l’objectif. Il cherchait sa maman. Et sa maman était là, à filmer sa destruction.
Cette vidéo a fait le tour du monde. J’ai su plus tard qu’elle était passée aux informations en France. Les gens ont vu un “monstre en devenir”. Ils ont vu un “enfant soldat dangereux”. Ils n’ont pas vu le pistolet hors-champ. Ils n’ont pas vu les larmes qu’il a versées juste après, quand Karim a dit “Coupez” et l’a renvoyé dans sa chambre sans dîner.
Ce soir-là, sous les bombardements qui faisaient trembler les murs de notre prison, j’ai pris une décision. Je ne savais pas comment, je ne savais pas quand, mais nous devions partir. Ou nous allions mourir ici.
Mais le destin, cruel, en a décidé autrement. Une énorme explosion a soufflé le quartier voisin. Karim est rentré couvert de poussière, le visage en sang mais vivant. « Ils sont là, » a-t-il dit. « Les Kurdes, les Américains. Ils sont aux portes de la ville. On ne peut plus fuir. On va se battre jusqu’à la mort. Et vous allez mourir avec moi en martyrs. »
Il nous a forcés à descendre dans les sous-sols. C’était le début de la fin. Le siège de Raqqa commençait, et nous étions piégés au cœur de la cible.
PARTIE 3 : La Traversée du Feu
Le Ciel Tombe sur Nos Têtes
L’été 2017 à Raqqa n’était pas un été. C’était une fournaise, au sens propre comme au figuré. Nous vivions sous terre. Karim avait réquisitionné le sous-sol d’un immeuble en ruines dans le quartier de Bedo. C’était notre tombeau avant l’heure.
Il n’y avait plus d’électricité depuis des mois. L’eau que nous buvions était jaunâtre, tirée d’un puits de fortune creusé à même le trottoir, au milieu des gravats. Nous la filtrions avec des bouts de tissu, mais elle avait toujours ce goût de terre et de mort.
Léo ne parlait presque plus. Il passait ses journées recroquevillé dans un coin, serrant contre lui une petite voiture en plastique qu’il avait trouvée dans les décombres. C’était son seul lien avec l’enfance. Il avait maigri de façon effrayante. Ses côtes saillaient sous son t-shirt trop grand. Quand je le regardais, je ne voyais plus le petit garçon joyeux qui courait dans les allées du Jardin des Plantes à Nantes. Je voyais un petit vieillard, usé par la terreur.
Et puis, il y avait Aya. Ma petite Aya, née au milieu de cet enfer, il y a peine un an. Un bébé de la guerre qui n’avait jamais vu un arbre, jamais vu un parc, jamais entendu le chant d’un oiseau. Elle ne connaissait que le bruit des explosions. Elle ne pleurait même plus quand les bombes tombaient. C’était ça le plus terrifiant : son silence. Elle avait intégré que le bruit de la mort était la norme.
Karim, lui, était devenu une ombre. Il ne dormait plus. Il passait ses nuits à écouter la radio grésiller, guettant les avancées des Forces Démocratiques Syriennes (FDS) et de la Coalition. Il savait que c’était fini. D*ech s’effondrait. Mais au lieu de chercher une porte de sortie, il s’enfonçait dans un fanatisme suicidaire.
« Nous ne partirons pas, Sophie, » répétait-il en nettoyant frénétiquement son fusil. « Le martyre est la plus belle des récompenses. Nous mourrons ici, ensemble. C’est écrit. »
Je le regardais, et je sentais une haine froide, pure, cristalline monter en moi. Ce n’était plus de la peur. C’était une résolution. Tu peux mourir si tu veux, Karim. Mais tu n’emmèneras pas mes enfants.
Le Jugement Dernier
Le moment de bascule est arrivé un mardi après-midi. Le ciel était gris de poussière, obscurci par les fumées des incendies. Le bourdonnement des drones était incessant, comme un essaim de guêpes métalliques géantes au-dessus de nos têtes. Ce bruit… ce “bzzzzz” constant, c’est le son de la folie. Vous ne savez jamais quand la foudre va tomber.
Karim est sorti pour aller chercher des munitions dans un dépôt voisin. Il m’a ordonné de rester en bas, de préparer les ceintures. Il voulait que nous portions des gilets explosifs. « Au cas où ils entrent, » disait-il. « On ne se rend pas. On les emporte avec nous. »
Il a claqué la lourde porte métallique du sous-sol.
Dix minutes plus tard. Une déflagration titanesque.
Le sol a bondi sous mes pieds. La poussière est tombée du plafond en une pluie épaisse, nous étouffant. Aya a hurlé. Léo s’est couvert la tête avec ses bras, un réflexe acquis. Le souffle de l’explosion a fait vibrer mes dents. C’était tout près.
J’ai attendu. J’ai attendu que Karim revienne en hurlant, couvert de poussière. Une heure a passé. Puis deux. Le silence est retombé, lourd, pesant.
Suad, la jeune femme yézidie qui vivait avec nous, m’a regardée. Dans ses yeux noirs, j’ai vu une lueur que je n’avais pas vue depuis trois ans : l’espoir. « Il ne reviendra pas, Sophie, » a-t-elle chuchoté.
Je me suis levée, les jambes tremblantes. J’ai pris ma lampe de poche. Je suis montée vers la sortie. J’ai poussé la porte. La rue n’existait plus. Là où se trouvait le dépôt de munitions, il n’y avait qu’un cratère fumant. Des morceaux de béton, de ferraille tordue. Et au milieu, des restes humains qu’il était impossible d’identifier.
Karim était mort.
Je suis restée là, pétrifiée, au milieu des ruines, sous le ciel menaçant. Je n’ai pas pleuré. Je n’ai ressenti aucune tristesse. Juste un vide immense, et une réalisation brutale : La porte de la cage est ouverte. Mais nous sommes toujours au milieu de la fosse aux lions.
La Décision
Je suis redescendue. J’ai regardé Suad, Léo et le bébé. « On part, » ai-je dit. Ma voix était rauque, étrangère à mes propres oreilles. « Maintenant ? » a demandé Léo, la voix tremblante. « Mais papa a dit… » Je me suis accroupie devant lui, je lui ai pris les épaules. Je l’ai forcé à me regarder dans les yeux. « Papa n’est plus là, Léo. C’est moi qui décide maintenant. Et je décide qu’on rentre à la maison. On rentre en France. »
Il a hoché la tête, mais je voyais la terreur dans son regard. Il avait peur de D*ech, mais il avait aussi peur du dehors.
Nous avions très peu de temps. La mort de Karim allait se savoir. Ses “frères” viendraient chercher ses armes, sa famille. Nous serions déplacés, ou pire, réattribués à un autre combattant. Il fallait disparaître avant la nuit tombée.
J’ai fouillé les affaires de Karim. J’ai trouvé une liasse de dollars américains et de l’or qu’il gardait “au cas où”. J’ai pris un couteau de cuisine. J’ai pris les quelques boîtes de conserve qui restaient, une bouteille d’eau. J’ai habillé Aya avec trois couches de vêtements pour la protéger du froid de la nuit.
Suad connaissait un passeur. Un homme qui avait une camionnette. Un homme qui jouait sur les deux tableaux, aidant D*ech le jour et faisant sortir des civils la nuit contre de l’argent. « Il coûte cher, » a dit Suad. J’ai tendu la liasse de billets. « J’ai ça. Ça suffira ? » Elle a hoché la tête. « Inch’Allah. »
La Course à travers les Ruines
La nuit est tombée sur Raqqa, mais il ne faisait pas noir. La ville était éclairée par les lueurs des incendies et les fusées éclairantes lancées par la coalition. C’était une vision d’apocalypse.
Nous sommes sortis. J’avais Aya dans un porte-bébé contre ma poitrine, cachée sous mon grand niqab noir. Je tenais la main de Léo si fort que je devais lui faire mal, mais je ne pouvais pas le lâcher. Suad ouvrait la marche.
Nous devions traverser trois quartiers pour rejoindre le point de rendez-vous. Trois quartiers de ruines, de snipers et de mines.
Le sol était un piège. Chaque pas était un risque. D*ech avait miné la ville entière avant de reculer. Des jouets, des paquets de cigarettes, des pierres… tout pouvait être une bombe. « Regarde où je pose mes pieds, Léo, » chuchotais-je. « Marche exactement dans mes traces. Exactement. »
Nous avons avancé comme des fantômes. Nous avons longé des murs qui ne tenaient plus que par miracle. Nous avons enjambé des cadavres laissés à l’abandon, gonflés par la chaleur, l’odeur était insoutenable. Léo a eu un haut-le-cœur, mais il n’a pas crié. Il a mis sa main sur sa bouche et a continué d’avancer. Mon brave petit soldat. Mon pauvre petit garçon.
Soudain, un sifflement. Un claquement sec contre le mur juste au-dessus de ma tête. Tric. Un sniper.
Nous nous sommes jetés au sol, derrière la carcasse d’une voiture calcinée. Mon cœur battait si fort que j’avais l’impression qu’il allait briser mes côtes. Aya a commencé à s’agiter contre moi. « Chut, mon amour, chut… » Je lui ai mis le sein dans la bouche pour la faire taire, priant pour que le sniper ne nous ait pas repérés avec une lunette thermique.
Nous sommes restés là, plaqués dans la poussière et les débris de verre, pendant vingt minutes interminables. Vingt minutes à attendre la mort. Je pensais à ma mère, à Nantes. Je pensais à la pluie. Je visualisais la pluie froide sur mon visage pour ne pas hurler.
Puis, une explosion au loin a détourné l’attention du tireur. « Maintenant ! » a sifflé Suad. Nous avons couru. Couru courbé, le souffle court, les poumons brûlés par la poussière âcre.
Le Camion de la Dernière Chance
Nous sommes arrivés au point de rendez-vous. Une petite cour intérieure cachée derrière une mosquée à moitié détruite. Il était là. Un vieux pick-up Toyota jaune, cabossé, couvert de boue séchée. L’homme, le passeur, avait le visage dissimulé par un keffieh. Il était nerveux. Il regardait le ciel.
Il a compté l’argent rapidement. « Montez derrière. Sous la bâche. Et pas un bruit. Si on nous arrête, vous êtes ma famille. Vous fuyez vers Deir ez-Zor. Compris ? »
Nous sommes montés à l’arrière. Il y avait déjà deux autres familles entassées là. Des regards terrifiés dans l’obscurité. Personne ne parlait. La peur a une odeur, vous savez ? Elle sent la sueur acide.
Le camion a démarré. Le voyage a commencé. Ce n’était pas une route. C’était un champ de mines. Le chauffeur zigzaguait entre les cratères, roulant phares éteints pour ne pas être repéré par les drones américains qui tiraient sur tout ce qui bougeait, ni par les patrouilles de D*ech qui exécutaient les fuyards.
Chaque secousse du camion était une torture. Je serrais Léo et Aya contre moi. Je priais. Je ne suis pas croyante, mais cette nuit-là, j’ai prié tous les dieux possibles.
Nous avons roulé pendant des heures. Ou peut-être des minutes. Le temps n’avait plus de sens. Soudain, le camion a ralenti. Puis s’est arrêté. Des voix. Des voix d’hommes qui criaient en arabe.
J’ai senti le sang se retirer de mon visage. Un barrage. Le chauffeur a baissé sa vitre. Une discussion animée a commencé. J’ai entendu le mot “Amniyat” (la sécurité de D*ech). Mon cœur s’est arrêté. S’ils regardaient à l’arrière, c’était fini. Ils verraient Suad, l’esclave en fuite. Ils verraient Léo, le “lionceau” déserteur. Ils verraient la femme d’un martyr qui fuyait le paradis promis.
La bâche s’est soulevée. Le faisceau d’une lampe torche m’a aveuglée. J’ai vu le canon d’une arme. Léo a enfoui sa tête dans mon cou. J’ai retenu mon souffle, prête à mourir, prête à me jeter sur l’arme pour donner une seconde à mes enfants.
L’homme a balayé la lumière sur nous. Il a vu mes yeux, les yeux de Suad, les enfants. Il y a eu un silence. Un silence qui a duré une éternité. Puis, l’homme a grogné quelque chose au chauffeur. Il a rabattu la bâche. Il a tapé deux fois sur la carrosserie. « Yallah ! »
Le camion a redémarré. Pourquoi ne nous a-t-il pas tués ? Je ne le saurai jamais. Peut-être qu’il en avait marre de la guerre lui aussi. Peut-être qu’il a vu ses propres enfants dans les yeux de Léo. Ou peut-être que le chauffeur avait payé un bakchich suffisant.
La Ligne de Front
À l’aube, le paysage a changé. Les ruines urbaines ont laissé place au désert. Mais le danger n’était pas écarté. Nous devions traverser le “No Man’s Land”. La zone entre les positions de D*ech et celles des Forces Démocratiques Syriennes.
Le camion nous a déposés au milieu de nulle part. « C’est tout droit, » a dit le chauffeur en pointant l’horizon où le soleil se levait. « Marchez 2 kilomètres. Si vous avez de la chance, les Kurdes ne vous tireront pas dessus. »
Il est reparti, nous laissant seuls dans le désert, des petites silhouettes noires sur le sable ocre. Nous avons marché. Léo boitait. Il avait des ampoules aux pieds, ses chaussures étaient trouées. « Allez Léo, c’est bientôt fini. Imagine… imagine une glace à la fraise. Imagine le grand éléphant de Nantes. On va le voir. Je te le promets. » Je lui racontais n’importe quoi pour qu’il continue à mettre un pied devant l’autre.
Au loin, nous avons vu des véhicules blindés. Des drapeaux jaunes. Les Kurdes. Nous avons levé les mains. J’ai arraché un morceau de tissu blanc de mon sous-vêtement pour l’agiter. « NE TIREZ PAS ! CIVILS ! » ai-je hurlé en anglais, puis en français. « NOUS SOMMES FRANÇAIS ! »
C’est le moment le plus dangereux. Pour les soldats en face, une femme en noir qui court vers eux peut être une kamikaze. J’ai vu les tourelles des mitrailleuses pivoter vers nous. J’ai ordonné à Léo et Suad de s’arrêter. « Relevez vos voiles ! Montrez vos visages ! » ai-je crié.
J’ai arraché mon niqab. J’ai senti l’air frais sur mon visage pour la première fois en trois ans. J’ai levé Aya au-dessus de ma tête, comme un bouclier d’innocence. « C’est un bébé ! Ne tirez pas ! »
Nous avons avancé lentement. Pas à pas. Sous la mire de dizaines d’armes. Un soldat s’est détaché du groupe. Il s’est approché avec prudence, son arme braquée sur ma poitrine. Il a vu mes larmes, la crasse sur mon visage, la détresse absolue dans mes yeux. Il a baissé son arme. Il a fait un signe de la main. « Venez. »
Je me suis effondrée. Mes jambes ont lâché. Je suis tombée à genoux dans le sable, serrant mes enfants, pleurant toutes les larmes que j’avais retenues pendant 1000 jours. Suad s’est mise à hurler de joie, embrassant le sol. Léo, lui, restait debout, hébété, regardant les soldats.
Un homme en uniforme, avec un écusson américain sur l’épaule, s’est approché. Il m’a regardée avec un mélange de pitié et de suspicion. « Vous êtes l’Américaine ? » a-t-il demandé en anglais (me confondant avec quelqu’un d’autre). « Non, » ai-je répondu en français, la voix brisée. « Je suis Sophie. Je viens de Nantes. Et je veux juste que mon fils arrête de faire la guerre. »
On nous a donné de l’eau. La meilleure eau de ma vie. On nous a fait monter dans un véhicule militaire. Je pensais que c’était fini. Je pensais que nous allions être pris dans les bras, consolés, rapatriés. Je ne savais pas que la vraie bataille, celle pour notre humanité et notre liberté face à la justice, ne faisait que commencer.
On nous a séparés. « Le garçon vient avec nous, » a dit un officier. « Non ! Laissez-le ! » « C’est la procédure, Madame. Il a été dans les camps d’entraînement. Nous devons l’interroger. » Ils ont emmené Léo. Il m’a regardée à travers la vitre du Humvee qui s’éloignait. Il ne pleurait pas. Il avait ce regard vide, ce regard de soldat. Et moi, je restais là, “sauvée”, mais le cœur arraché une nouvelle fois.
PARTIE 4 : Le Prix de la Liberté
Le Choc du Retour
La liberté n’a pas le goût de la victoire. Elle a le goût de la cendre.
Après notre “sauvetage” par les forces kurdes et américaines, nous n’avons pas été traités comme des héros. Nous étions des “revenants”. Des suspects. On m’a séparée de Léo immédiatement. C’est l’image qui me hante chaque nuit dans ma cellule : mon fils, assis à l’arrière d’un Humvee, le visage sale, les yeux vides, me regardant s’éloigner alors que deux soldats me retenaient par les bras. Je hurlais son nom. Il n’a pas bougé. Il avait appris à ne plus montrer d’émotion. D*ech avait volé ses larmes.
J’ai passé des semaines dans un camp de détention au nord de la Syrie. Des interrogatoires quotidiens. « Qui connaissiez-vous ? » « Quels sont les noms des Français là-bas ? » « Avez-vous combattu ? »
Je répétais inlassablement : « Je suis une victime. Mon mari m’a piégée. » L’agent de la DGSI (les services secrets français) venu m’interroger m’a regardée froidement par-dessus ses lunettes. « Madame, une victime ne reste pas trois ans. Une victime ne filme pas son fils en train de monter une Kalachnikov. Vous n’êtes pas une victime. Vous êtes une complice. »
Ces mots m’ont frappée plus fort qu’une balle.
Puis, le rapatriement. Un avion militaire. Pas de hublots. Menottée, les yeux bandés jusqu’au décollage. Le bruit assourdissant des moteurs. J’étais avec Aya, mon bébé, mais Léo était dans un autre avion, ou une autre section. Je ne savais pas.
L’atterrissage à Villacoublay, près de Paris. Le choc thermique. L’air était glacé, humide. L’air de la France. Au pied de la passerelle, pas de famille, pas de fleurs. Des policiers cagoulés, des chiens, des gyrophares bleus qui déchiraient la nuit.
C’est là qu’ils m’ont pris Aya. « Non ! Elle a besoin de moi ! Elle n’a jamais quitté mes bras ! » L’assistante sociale a été douce mais ferme. « Elle sera placée en famille d’accueil, Madame. Vous êtes en état d’arrestation. » Sentir la chaleur de son petit corps me quitter a été pire que la torture au Stade Noir. J’étais de retour en France, mais j’avais tout perdu.
La Cage de Verre
Fleury-Mérogis. La plus grande prison d’Europe. C’est ma nouvelle maison. J’ai été mise à l’isolement total pour commencer. “Quartier de prise en charge des radicalisés”. Ils avaient peur que je contamine les autres détenues avec mon idéologie. Quelle idéologie ? Je n’en ai jamais eu. Je n’ai eu que de la peur et de la soumission.
Les premiers mois, j’étais un zombie. Je tournais en rond dans 9 mètres carrés. Je revivais chaque instant. Le départ de Nantes. La fuite dans le champ. La mort de Karim. Je voyais mon visage à la télévision dans la petite lucarne de la cellule. Les titres étaient violents : “La Mère Monstre”, “L’Emir de Nantes et sa complice”. Le monde entier me détestait. Et le pire, c’est que je commençais à être d’accord avec eux.
Mon avocat, Maître D., est un homme bien. Il a essayé de comprendre. « Sophie, pour vous défendre, il faut être honnête. Pourquoi êtes-vous restée ? » « Parce qu’il m’a menacée ! » « C’est ce qu’elles disent toutes. Mais le juge verra les virements bancaires. Il verra que vous aviez accès à Internet. Il verra la vidéo de propagande. Si vous continuez à dire que vous n’avez rien fait, vous prendrez 20 ans. Il faut assumer votre part de responsabilité. »
Assumer. C’est un mot terrible. Assumer que j’ai été faible. Assumer que par amour, puis par peur, j’ai conduit mon fils en enfer.
Le Procès : La Confrontation avec la Vérité
Le procès a eu lieu deux ans après mon retour. La Cour d’Assises Spéciale de Paris. Une salle moderne, boisée, intimidante. Un box vitré pour les accusés. Je me sentais comme un animal rare exposé au zoo.
Le président du tribunal était un homme sévère, précis, chirurgical. Il a décortiqué ma vie. Il a projeté la vidéo. Le silence dans la salle d’audience était absolu. Sur l’écran géant, Léo, 10 ans, treillis militaire trop grand, menaçant la France d’une voix fluette. J’ai baissé la tête. Je ne pouvais pas regarder. J’entendais les reniflements dans le public, les murmures de dégoût.
« Accusée, levez-vous, » a tonné le juge. « Qui tient la caméra ? » « C’est moi, Monsieur le Président. » « Pourquoi ? » « Parce que Karim avait un pistolet sur la table. Parce qu’il a dit que si je ne le faisais pas, il donnerait Léo aux autres hommes pour qu’ils en fassent “un homme” à leur manière. » Je pleurais. « J’ai filmé pour le protéger d’un mal encore pire. »
Le procureur s’est levé. Implacable. « Vous l’avez protégé ? Vraiment ? Vous l’avez emmené en zone de guerre. Vous l’avez inscrit à l’école coranique de D*ech. Vous avez acheté une esclave yézidie pour faire le ménage chez vous. C’est ça, protéger ? Non, Madame. Vous avez collaboré. Vous avez profité du système tant que votre mari était puissant. Vous n’êtes partie que quand le vent a tourné. »
Ses mots étaient cruels, mais avaient-ils tort ? C’est la question qui me torture. Où s’arrête la victime et où commence le bourreau ?
Puis, il y a eu le moment le plus dur. Le témoignage de Léo. Il n’était pas là physiquement. Trop traumatisant. C’était une vidéo enregistrée avec un pédopsychiatre. Léo avait 13 ans maintenant. Il avait grandi. Il avait l’air d’un adolescent français normal, avec un sweat à capuche et des baskets. Mais ses yeux… ses yeux étaient vieux.
« Maman… elle pleurait souvent, » disait-il à l’écran, la voix basse. « Papa Karim était méchant. Il criait. Mais maman… elle ne m’a pas empêché d’y aller. » Il a fait une pause, jouant avec la fermeture éclair de son sweat. « Je sais qu’elle m’aime. Mais je suis en colère. Pourquoi elle a cru ce type ? Pourquoi on n’est pas restés à Nantes ? »
Dans le box, mes jambes se sont dérobées. Entendre mon fils dire ça… C’était ma condamnation à perpétuité, bien avant le verdict des juges.
Le Verdict
Après trois jours de délibérations, le verdict est tombé. Coupable d’association de malfaiteurs trroriste criminelle. Coupable de soustraction de mineur. Coupable de financement du trrorisme.
La peine : 14 ans de réclusion criminelle. Une peine lourde. Exemplaire. Le juge a ajouté : « La Cour a tenu compte des violences subies par votre mari, mais elle ne peut ignorer votre rôle actif dans l’endoctrinement de votre fils et votre adhésion, au moins initiale, au projet. »
14 ans. Je sortirai quand Léo aura 27 ans. Quand Aya en aura 15. Je vais rater leur enfance, leur adolescence. Je vais tout rater. C’est le prix. C’est le prix pour avoir été aveugle.
La Renaissance de Léo
Mais cette histoire n’est pas que la mienne. C’est surtout celle de Léo. Et c’est là que réside la seule lumière de ce récit.
Léo a été confié à son père biologique, Marc. Marc, que j’avais quitté pour Karim. Marc, qui a remué ciel et terre pendant trois ans, qui a collé des affiches, qui a harcelé le Ministère des Affaires Étrangères. Marc est un héros discret. Il a accueilli cet enfant brisé, cet enfant qui parlait arabe, qui faisait la prière cinq fois par jour par réflexe, qui sursautait au moindre claquement de porte.
J’ai reçu des nouvelles par les services sociaux. Les débuts ont été terribles. Léo était violent. Il cassait tout. Il cachait de la nourriture sous son lit. Il cherchait des ennemis partout. Il a fallu des mois de thérapie. Des mois de patience infinie de la part de son père.
Un jour, l’éducatrice m’a apporté une photo dans ma cellule. C’était Léo. Il était dans un parc. Il souriait. Un vrai sourire, qui atteignait ses yeux. Il était sur un vélo. Pas n’importe quel vélo. Un vélo vert fluo, avec une tête de T-Rex sur le guidon. Un “vélo dinosaure”. L’éducatrice m’a dit : « Il a demandé ce vélo. Il a dit que c’était le vélo qu’il voulait quand il avait 10 ans, avant de partir. Il rattrape le temps perdu, Sophie. Il redevient un enfant. »
J’ai serré cette photo contre mon cœur. J’ai pleuré de soulagement. D*ech n’avait pas gagné. Ils n’avaient pas réussi à tuer l’innocence en lui. Elle était juste enfouie sous les décombres, et Marc l’aidait à la déterrer.
Aujourd’hui, Léo va au collège. Il est bon en maths. Il ne parle jamais de la Syrie à ses copains. Il veut être ingénieur, pour construire des ponts. « Pour que les gens puissent partir quand ils veulent, » a-t-il dit à son psy.
Épilogue : Lettre d’une Cellule
Je suis toujours à Fleury-Mérogis. Il me reste encore de longues années à tirer. Je travaille à l’atelier de la prison. Je couds des uniformes. C’est ironique, non ? Je vois Aya une fois par mois, au parloir, pour une heure. Elle m’appelle “Madame Sophie”. Elle ne sait pas vraiment qui je suis. Sa mère d’accueil est sa “maman”. Ça me brise le cœur, mais c’est mieux ainsi. Elle est en sécurité. Elle est heureuse.
Léo… Léo ne vient pas. Il a le droit, mais il ne veut pas. Je ne lui en veux pas. Il a besoin de couper le cordon avec l’horreur pour avancer. Je lui écris des lettres que je ne poste pas. Je lui raconte que je suis désolée. Qu’il est la meilleure chose que j’aie jamais faite, et que ma plus grande erreur a été de croire que je pouvais lui offrir une meilleure vie ailleurs.
Si vous lisez ceci, ne jugez pas trop vite. Le mal ne se présente pas toujours avec des cornes et une fourche. Parfois, il a le visage d’un prince charmant qui vous promet des vacances au soleil. Parfois, il se cache dans notre propre besoin d’être aimé, d’être spécial.
J’ai tout perdu. Ma liberté, mon honneur, mes enfants. Mais ils sont vivants. Léo fait du vélo dinosaure sous la pluie de Nantes. Aya apprend à lire. Et quelque part, dans cette prison de béton, savoir qu’ils respirent l’air libre est ma seule rédemption.
Je m’appelle Sophie. J’étais la femme d’un monstre. Aujourd’hui, je ne suis plus que le fantôme d’une mère, qui expie ses fautes en espérant, un jour, peut-être, obtenir le pardon de son fils.
(Fin de l’histoire)