Partie 1 : L’Illusion
Il est 3 heures du matin dans mon petit appartement à Lyon. La pluie frappe contre la vitre, rythmant mes insomnies. Je regarde une vieille photo froissée. On y voit deux gamins de 19 ans, le sourire aux lèvres, un béret vissé sur la tête, fiers comme des coqs. C’est Lucas et moi. On dirait qu’on part en colonie de vacances. On ne savait rien. Absolument rien.
À l’époque, on se disait : “Combien de mecs de notre âge peuvent dire qu’ils sont des vétérans de combat ?” C’était le truc le plus cool du monde dans nos têtes vides. On voulait de l’action, on voulait quitter notre banlieue morose où l’avenir se résumait à l’usine ou au chômage. L’armée, c’était le ticket de sortie. C’était l’aventure. On s’imaginait revenir couverts de gloire, raconter nos exploits aux filles dans les bars du Vieux Lyon.
Mais la réalité nous a frappés dès que les roues du VAB ont touché la poussière là-bas. Ce n’était pas un film.
L’air était lourd, une chaleur qui vous colle à la peau comme une seconde couche de vêtements. Très vite, l’excitation a laissé place à une paranoïa sourde. On nous avait formés pour le combat, pour l’affrontement direct. Mais là-bas ? L’ennemi était invisible.
Le silence était le pire. On passait des heures à monter la garde, à fixer le vide, à attendre que quelque chose pète. Et quand ça pétait, ce n’était jamais comme à l’entraînement. Pas de ligne de front. Juste le chaos.
Je me souviens de ma première patrouille. On roulait au pas dans un village. Des enfants nous faisaient des signes. Au début, on croyait qu’ils nous saluaient. Puis mon sergent m’a dit : “Regarde bien leurs mains.” Ce n’étaient pas des saluts. C’était de la haine pure. On était des étrangers, des intrus avec des fusils chargés, marchant chez eux.
Et il y avait cette peur constante, obsédante… les déchets.
Ça peut paraître ridicule dit comme ça. Avoir peur d’une poubelle. Mais là-bas, un sac plastique sur le bord de la route, une canette de soda écrasée, un tas de gravats… tout pouvait te t*er. Les IED (engins explosifs improvisés) étaient partout. C’était la loterie.
Aujourd’hui, vingt ans plus tard, ma femme ne comprend pas pourquoi je deviens blanc comme un linge quand on croise un sac poubelle abandonné sur la route des vacances. Elle me crie dessus quand je donne un coup de volant brusque pour l’éviter.
“Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ?” me demande-t-elle.
Je ne sais pas comment lui expliquer. Je ne sais pas comment lui dire qu’une partie de moi est toujours là-bas, en train de scanner le sol, terrifiée à l’idée que le monde explose sous mes pieds. Je ne sais pas comment lui expliquer que la guerre ne s’arrête pas quand on rend l’uniforme.
Et le pire, ce n’était pas la peur de mourir. C’était ce qu’on a dû faire pour survivre. C’était cette nuit-là, lors du raid…

Partie 2 : L’Engrenage – De la poussière sur les mains
L’odeur. C’est la première chose qui me revient quand je ferme les yeux. Pas l’odeur de la cordite ou du carburant, non. L’odeur de la misère chauffée à blanc par un soleil impitoyable. Une odeur de chèvre, d’épices brûlées, d’égouts à ciel ouvert et de cette poussière omniprésente, fine comme du talc, qui s’infiltrait partout. Dans nos narines, dans nos rations, dans les mécanismes de nos Famas, et jusque dans nos pensées.
Nous étions basés dans la vallée de la Kapisa. Sur le papier, notre mission était claire : “Sécuriser, aider, reconstruire”. On appelait ça la contre-insurrection. “Gagner les cœurs et les esprits”, répétaient les officiers lors des briefings climatisés. Mais sur le terrain, la réalité avait une tout autre saveur. Une saveur métallique, celle de la peur et du sang.
Les premières semaines, on y croyait encore un peu. On distribuait des cahiers, on serrait des mains. Mais très vite, l’atmosphère a changé. Les sourires des villageois se sont effacés, remplacés par des regards fuyants. Les enfants, qui au début couraient après nos VAB (Véhicules de l’Avant Blindé) en riant, ont commencé à nous jeter des cailloux. Puis, les cailloux sont devenus des grenades.
C’est là que la paranoïa s’installe. Elle ne frappe pas d’un coup. Elle s’infuse lentement, comme un poison.
Chaque sortie devenait une épreuve psychologique. Tu scannes chaque fenêtre, chaque toit, chaque tas d’ordures. Tu ne regardes plus les gens comme des êtres humains, mais comme des menaces potentielles. Ce vieil homme avec son téléphone ? Un guetteur. Cette femme qui étend son linge ? Elle cache peut-être une Kalachnikov sous sa robe. Ce gamin qui joue au bord de la route ? Il vient peut-être de poser un IED (engin explosif improvisé).
Je me souviens d’une conversation avec mon interprète, un type du coin qu’on appelait “Hamid”. On était en patrouille, la chaleur était écrasante, 45 degrés à l’ombre et on portait 30 kilos de matos sur le dos. Des locaux nous faisaient des gestes obscènes en passant. Je bouillonnais : “Pourquoi ils nous détestent ? On est là pour les débarrasser des Talibans, merde !” Hamid m’a regardé, a ajusté ses lunettes de soleil et a dit calmement : “Sergent Thomas, ayez de la patience. Imaginez des soldats étrangers armés jusqu’aux dents patrouillant dans les rues de Lyon, fouillant votre mère quand elle va au marché. Vous les aimeriez, vous ?”
Cette phrase m’a giflé. Mais la guerre ne te laisse pas le temps de philosopher. La guerre, c’est une machine à broyer l’empathie.
Le tournant, pour moi, ce ne fut pas une grande bataille rangée comme dans les films. Ce fut une nuit, une nuit sale et confuse, comme tant d’autres.
Le renseignement militaire nous avait envoyé une fiche. Une “Target High Value”. Un chef de cellule supposé, caché dans un hameau isolé à flanc de montagne. On nous a dit : “C’est un mauvais gars. Il fabrique les bombes qui tuent vos potes. On y va, on le chope, on rentre.”
Simple. Chirurgical.
Il était 02h00 du matin quand on a embarqué. Le silence radio était total. Dans le ventre du blindé, l’air était vicié, un mélange de sueur rance et d’huile d’arme. Je regardais Lucas, mon binôme, mon frère. Il avait les yeux fermés, la tête appuyée contre la paroi en métal qui vibrait. Il priait peut-être, ou il pensait à sa copine restée en France. Je n’ai jamais osé lui demander. Moi, je vérifiais pour la centième fois mon chargeur, juste pour occuper mes mains qui tremblaient légèrement. Non pas de peur, mais d’adrénaline. Une drogue puissante et toxique.
On a débarqué à un kilomètre de la cible pour finir à pied, sous jumelles de vision nocturne (JVN). Le monde devient vert et noir, granuleux, irréel. On dirait un jeu vidéo, sauf que si tu perds, il n’y a pas de “Respawn”. Le seul bruit était le crissement de nos bottes sur les cailloux et le souffle court des gars dans l’intercom.
On est arrivés devant la maison. Une masure en terre séchée, entourée d’un mur bas. “Colonne d’assaut en place,” a chuchoté le chef de groupe dans l’oreillette.
Le cœur qui bat dans les tempes comme un marteau-piqueur. C’est le moment où tu ne penses plus. Tu es un automate. Tu es programmé.
“GO ! GO ! GO !”
L’explosion de la charge sur la porte a déchiré la nuit. Le bruit est assourdissant, même avec les protections auditives. La poussière nous a enveloppés instantanément. On s’est engouffrés dans la brèche, hurlant comme des démons pour sidérer l’ennemi.
“ARMÉE FRANÇAISE ! COUCHEZ-VOUS ! AU SOL !”
Le faisceau de ma lampe tactique balayait la pièce principale frénétiquement. Des ombres couraient. Des cris. Des pleurs. C’est le chaos absolu. Tu cherches une arme, un mouvement hostile, n’importe quoi qui justifie de presser la détente.
Dans le coin de la pièce, une silhouette s’est redressée brusquement. Un homme. Il a levé les bras, pas pour se rendre, mais dans un réflexe de protection, avançant vers nous.
Dans ma tête, tout est allé très vite. Est-ce qu’il a une arme ? Est-ce qu’il porte une ceinture d’explosifs ? Il avance. Il ne s’arrête pas. La peur s’est transformée en rage. Une rage pure, animale.
Je ne lui ai pas laissé le temps de parler. J’ai couru vers lui et je lui ai envoyé la crosse de mon Famas en plein visage. Le bruit de l’impact, mat et craquant, je l’entends encore aujourd’hui. Il s’est effondré comme un sac de patates, le nez explosé, le sang giclant sur le tapis.
Je lui ai sauté dessus, genou sur le dos, lui écrasant les poumons pour le menotter avec des serflex en plastique. Il hurlait, se débattait. “Ferme ta gueule ! Shut up ! Shut up !” je criais, plus fort que lui, pour couvrir mes propres doutes.
Et puis, le silence est retombé, brisé seulement par des sanglots.
J’ai relevé la tête. Ma lampe a éclairé le reste de la pièce. Il n’y avait pas de cache d’armes. Pas de plans de bombes. Il y avait une femme, recroquevillée dans un coin, serrant trois enfants terrifiés contre elle. Ils hurlaient, les yeux écarquillés par l’horreur, fixant leur père au sol, le visage en sang, maintenu par un étranger habillé comme un robot de l’espace.
J’ai croisé le regard de l’homme que je venais de frapper. Il ne me regardait pas avec haine. Il me regardait avec… incompréhension. Et une douleur infinie. À cet instant précis, le temps s’est arrêté. J’ai réalisé quelque chose qui m’a glacé le sang plus sûrement que n’importe quelle balle.
Cet homme n’avait pas d’arme. Il s’était levé pour s’interposer entre nous et sa famille. Il s’était levé parce que des hommes armés venaient de faire sauter sa porte à 3 heures du matin. Si quelqu’un avait défoncé la porte de mon appartement à Lyon, au milieu de la nuit, menaçant ma femme et mes futurs enfants… qu’est-ce que j’aurais fait ? J’aurais fait exactement la même chose. J’aurais essayé de les protéger. Et j’aurais probablement fini le visage en sang, menotté sur mon propre sol.
On a retourné la maison. On a arraché les tapis, vidé les armoires. Rien. Les renseignements étaient faux. Ou périmés. Ou c’était juste un voisin jaloux qui avait dénoncé ce type pour régler un compte personnel. Ça arrivait tout le temps.
Le chef a donné l’ordre de repli. “On décroche. On embarque le suspect pour vérification.”
On l’a traîné dehors. J’ai dû pousser la femme qui s’accrochait à ma jambe en pleurant. J’ai senti ses doigts griffer mon pantalon treillis. Je ne l’ai pas regardée. Je ne pouvais pas. J’ai fixé l’horizon noir, me concentrant sur ma mission, me répétant en boucle : “Je fais mon boulot. C’est la guerre. On ne peut pas savoir.”
Mais au fond de moi, quelque chose venait de se briser.
Dans le VAB, au retour, personne ne parlait. Lucas me regardait, son visage éclairé par la lueur rouge de la lampe de l’habitacle. Il a vu le sang sur mes gants. Il n’a rien dit. Il m’a tendu une cigarette. J’ai fumé, les mains tremblantes. Cette fois, ce n’était plus l’adrénaline. C’était la honte.
Je me suis dit : “On est censés être les gentils, non ? On est censés défendre la liberté.” Mais ce soir-là, dans cette maison poussiéreuse, je n’ai rien défendu du tout. J’ai terrorisé une famille. J’ai humilié un père devant ses fils. J’ai probablement créé trois futurs insurgés ce soir. Ces gamins, dans dix ans, ils ne se souviendront pas de la politique internationale ou des résolutions de l’ONU. Ils se souviendront du soldat français qui a écrasé le visage de leur père.
Je ne savais plus comment expliquer cette guerre à moi-même. Je m’étais engagé pour l’action, pour la fraternité, pour donner un sens à ma vie. Pour “servir”. Mais servir quoi ? Servir qui ? On tournait en rond dans ce désert, attendant de se faire sauter, frappant au hasard dans la fourmilière, espérant que ça change quelque chose. Mais ça ne changeait rien. C’était pire.
De retour à la base, sous la douche, j’ai frotté mes mains jusqu’à ce que la peau devienne rouge vif. Mais j’avais l’impression que le sang – ce sang qui n’était pas le mien, ce sang d’un “suspect” innocent – ne partirait jamais.
C’était le début de la fin de mon innocence. Je n’étais plus le gamin de 19 ans qui voulait épater la galerie. J’étais devenu un rouage d’une machine aveugle. Et la machine avait encore faim.
Le pire, c’est que je ne savais pas encore que le véritable cauchemar n’avait même pas commencé. Ce raid raté, ce n’était rien comparé à ce qui nous attendait quelques semaines plus tard, sur la route de la vallée d’Alasay.
Là-bas, le destin nous attendait, caché sous un tas d’ordures anodin, avec un fil de cuivre et un vieux téléphone portable…
Partie 3 : Le jour où nous sommes devenus vieux
On dit souvent que la jeunesse est un bouclier. À 20 ans, on se croit immortel. On pense que la mort, c’est pour les autres, pour les vieux, pour ceux qui n’ont pas de chance. Nous, on était la “Force”, on était les prédateurs. On avait les meilleurs gilets pare-balles, les radios cryptées, les appuis aériens. Qu’est-ce qui pouvait nous arriver ?
Cette illusion, ce sentiment d’invincibilité qui nous permettait de tenir, s’est évaporée le 1er novembre. Je m’en souviens comme si c’était ce matin. C’était la Toussaint en France. Les gens allaient fleurir les tombes sous la pluie grise de l’automne. Nous, on cuisait sous un soleil blanc, dans la poussière de la vallée d’Alasay.
C’était une “mission de présence”. En gros, on devait rouler d’un point A à un point B pour montrer aux insurgés que le terrain nous appartenait. Une belle blague. Le terrain ne nous appartenait pas. Il appartenait aux rochers, aux scorpions et à ceux qui nous observaient depuis les crêtes.
Le convoi avançait lentement. Je conduisais le troisième VAB de la colonne. Lucas était dans le véhicule de tête, celui qu’on appelle le “poisson pilote”. C’est le poste le plus exposé, celui qui ouvre la route. Juste avant le départ, on avait fumé une dernière clope ensemble. Il m’avait montré une photo de la voiture qu’il voulait s’acheter avec sa prime d’OPEX (Opération Extérieure). Une petite sportive d’occasion. “Tu verras, Thomas,” il m’avait dit avec ce sourire gamin qui lui mangeait le visage, “dès qu’on rentre, on trace sur la Côte d’Azur. Toi, moi, la bagnole, et on oublie ce trou à rats.”
Je lui avais tapé sur l’épaule. “Ça marche. Fais gaffe à tes fesses devant.” “T’inquiète, je gère,” il avait répondu.
Ce furent ses derniers mots. “Je gère.”
On roulait depuis deux heures. La monotonie s’installait. Le ronronnement du moteur diesel, les vibrations de la tôle, la chaleur qui t’endort malgré le danger. Je luttais pour garder les yeux ouverts, fixant le cul du VAB de devant, celui de Lucas, à travers mon pare-brise blindé sali par la poussière.
Et puis, le monde s’est éteint.
Il n’y a pas eu de bruit au début. C’est ça que les films ne montrent jamais. L’explosion est tellement violente que ton cerveau n’arrive pas à traiter le son instantanément. J’ai vu avant d’entendre. J’ai vu le VAB de tête, celui de 13 tonnes, se soulever du sol comme un jouet en plastique qu’un enfant rageur envoie valser. Il a littéralement décollé, enveloppé dans une bulle orange et noire, une fleur de feu et de terre qui a grossi en une fraction de seconde pour avaler tout l’horizon.
Ensuite, l’onde de choc nous a frappés.
C’était comme recevoir un coup de pelle géant en pleine poitrine. L’air a été aspiré hors de mes poumons. Mon VAB a été secoué violemment, les vitres se sont fissurées en toile d’araignée. J’ai été projeté contre le volant, le souffle coupé, aveuglé.
Et là, le son est arrivé. Un craquement apocalyptique. Pas un “boum”. Un déchirement de l’univers. Suivi immédiatement par le bruit de la ferraille qui retombe sur la route, une pluie de débris, de cailloux et de métal tordu qui s’abat sur notre toit.
Silence. Pendant trois secondes, un silence absolu. Juste un sifflement suraigu dans mes oreilles. Tiiiiiiiiiiiii. Je me suis tâté le corps. J’avais mes bras. J’avais mes jambes. Je respirais. J’étais vivant.
“CONTACT ! CONTACT À DROITE ! ÇA TIRE !”
La voix du chef de bord dans l’intercom a brisé ma paralysie. Le silence a laissé place au chaos. Le tac-tac-tac sec et distinctif des Kalachnikovs a commencé à crépiter depuis les hauteurs. Ils nous avaient piégés. L’IED (l’engin explosif) n’était que l’ouverture du bal. Ils attendaient qu’on soit sonnés pour nous finir.
“Débarquez ! Débarquez et ripostez ! On est fixés !”
J’ai ouvert la porte lourde du blindé et j’ai sauté dans la poussière. L’air était irrespirable, saturé d’une fumée noire et acre, une odeur de caoutchouc brûlé, de carburant et de cordite. Les balles sifflaient autour de nous, claquant contre la carrosserie des véhicules comme de la grêle métallique. Ziou. Clac. Ziou.
Je me suis jeté derrière une roue, mon Famas à l’épaule. Je cherchais une cible, n’importe quoi. Mais on ne voyait rien. Juste des éclairs de départ de coup sur la montagne, à 300 mètres. Ils étaient invisibles, cachés derrière leurs rochers. Nous, on était des cibles en plein milieu de la route, sous le soleil de midi.
Je tirais. Je tirais par réflexe, vers les flashs. Je ne savais même pas si je touchais quoi que ce soit. Je vidais mon chargeur pour me donner du courage, pour faire du bruit, pour dire : “Je suis encore là, enfoirés !”
Mais mon esprit n’était pas au combat. Mon esprit était 50 mètres devant. Le VAB de tête. Celui de Lucas.
Il gisait sur le flanc, éventré. Une carcasse fumante. La rampe arrière était tordue, bloquée. Personne ne sortait. “VAB 1 ! Répondez ! VAB 1 !” hurlait la radio. Rien. Juste des parasites.
La panique m’a pris aux tripes. Une panique froide. Je me suis relevé, ignorant les tirs qui fusaient. “Thomas ! Reste à couvert putain !” a crié mon sergent.
Je n’ai pas écouté. J’ai couru. J’ai couru vers l’épave à travers la zone de mort, courbé en deux, trébuchant dans les gravats. Je ne pensais plus à ma femme, à ma mère, à ma vie. Je ne pensais qu’à une chose : sortir Lucas de là.
Quand je suis arrivé près de la carcasse, la chaleur était insupportable. Le carburant fuyait et commençait à prendre feu. J’ai regardé à l’intérieur par la trappe déchiquetée du pilote.
Ce que j’ai vu… Mon Dieu. Ce que j’ai vu restera gravé sur ma rétine jusqu’à mon dernier souffle.
L’intérieur du VAB était un cauchemar. Tout était sens dessus dessous. Les munitions avaient volé partout. Et au milieu de ce fatras, il y avait les gars. Le chauffeur était inconscient, le visage en sang. Le chef de bord hurlait, se tenant la jambe qui formait un angle impossible. Et Lucas…
Lucas était à la place du radio. Il ne bougeait pas. Il était affaissé sur son siège, la tête penchée sur le côté, comme s’il dormait. Mais il ne dormait pas. Il y avait trop de rouge. Une pièce de métal avait traversé le blindage et l’avait percuté.
J’ai hurlé son nom. “LUCAS ! LUCAS ! REVEILLE-TOI MEC !” J’ai passé mes bras sous ses aisselles pour essayer de l’extraire. Il était lourd. Un corps inerte est toujours plus lourd. Je tirais de toutes mes forces, pleurant de rage et d’effort, mélangeant ma morve et la poussière. Mes mains glissaient sur son gilet tactique poisseux.
L’auxiliaire sanitaire (le médecin de l’unité) est arrivé en rampant à côté de moi. Il m’a aidé à le tirer hors de la ferraille, on l’a traîné à l’abri derrière le bloc moteur du VAB détruit, alors que les balles continuaient de piocher le sol autour de nous.
“Fais quelque chose ! Fais quelque chose putain !” je hurlais au médecin.
L’auxan a déchiré la chemise de Lucas. Il a commencé à travailler frénétiquement, posant des garrots, compressant les plaies. Lucas a ouvert les yeux. Il m’a regardé. Ses pupilles étaient dilatées, deux trous noirs dans un visage couvert de suie. Il a essayé de parler, mais seul un gargouillis est sorti. Il avait l’air surpris. Comme s’il ne comprenait pas pourquoi il était allongé là, par terre, au lieu d’être dans sa voiture de sport sur la Côte d’Azur.
J’ai pris sa main. Je l’ai serrée si fort que j’aurais pu lui briser les doigts. “T’inquiète pas, ça va aller. L’hélico arrive. Tu vas rentrer, mon pote. Tu vas la conduire ta bagnole.”
Je mentais. Je savais que je mentais. L’auxan m’a lancé un regard rapide, un regard terrible qui disait : “C’est fini.” Mais je refusais. Je continuais à lui parler, à lui raconter n’importe quoi, pour le garder avec moi. “Reste là, Lucas. Ne t’endors pas. Regarde-moi. Regarde-moi !”
Sa main a serré la mienne une dernière fois, faiblement. Puis, la pression s’est relâchée. Ses yeux se sont fixés sur le ciel bleu impitoyable de l’Afghanistan. La lumière s’est éteinte. Juste comme ça. Sans discours héroïque, sans musique de fond. Juste un souffle qui s’arrête au milieu du chaos.
J’ai senti un vide immense s’ouvrir dans ma poitrine. Un trou noir qui aspirait tout : le bruit des armes, la chaleur, la peur. Tout a disparu. Il ne restait que lui, immobile, et moi, inutile.
“Il est parti, Thomas. Il faut qu’on bouge,” m’a dit l’auxan en me tirant par le gilet.
J’ai voulu le frapper. J’ai voulu frapper le médecin, frapper la montagne, frapper Dieu. Mais je n’avais plus de force. On a entendu le vrombissement lourd des hélicoptères Tigre qui arrivaient en appui. Le bruit rassurant des canons de 30mm qui commençaient à pilonner la crête. La cavalerie arrivait. Trop tard. Toujours trop tard.
On a chargé le corps de Lucas dans un sac noir, puis dans l’hélicoptère d’évacuation (EVASAN). Le vent des pales nous fouettait le visage, séchant mes larmes mêlées de sang. J’ai regardé l’hélico s’éloigner, emportant mon frère, mon innocence, et la personne que j’étais avant ce matin-là.
Le retour à la base s’est fait dans un silence de mort. Personne ne parlait dans le VAB. On regardait nos bottes. On écoutait le moteur. J’ai regardé mes mains. Elles étaient tachées du sang de mon meilleur ami. J’ai essayé de l’essuyer sur mon pantalon, mais ça ne partait pas. Ça ne partait jamais.
C’est ce jour-là, le 1er novembre, que j’ai compris. Jusqu’ici, on jouait à la guerre. On portait l’uniforme pour les photos, pour la fierté, pour l’adrénaline. Mais ce soir-là, en rentrant dans ma chambre vide, en voyant le lit de camp de Lucas parfaitement fait, avec ses affaires posées dessus – son iPod, son livre, la photo de sa copine – j’ai réalisé que je n’étais plus un jeune homme. J’avais 20 ans sur ma carte d’identité, mais à l’intérieur, j’avais 100 ans. J’étais vieux. J’étais usé.
La colère a remplacé la tristesse. Une colère froide, sourde. À quoi ça a servi ? Pour qui est-il mrt ? Pour ce village qui ne veut pas de nous ? Pour des politiciens à Paris qui ne savent même pas placer l’Afghanistan sur une carte ? Il est mrt pour rien. Juste un nom de plus sur une liste. Une tragédie pour sa mère, une statistique pour l’État-Major.
Je me suis assis sur mon lit, j’ai pris ma tête entre mes mains, et j’ai essayé de pleurer. Mais je n’y arrivais plus. J’étais sec. J’étais vide. Je ne savais pas comment j’allais pouvoir rentrer en France, reprendre une vie normale, faire la queue au supermarché, payer mes factures, écouter les gens se plaindre de la météo ou du retard du métro… alors que je savais que le monde pouvait s’arrêter en une seconde dans un éclair de feu.
Je ne savais pas comment expliquer la guerre à moi-même. Et je savais encore moins comment j’allais l’expliquer aux parents de Lucas.
La guerre ne m’avait pas tué physiquement ce jour-là. Mais elle avait tué mon âme.
Partie 4 : Les fantômes ne prennent pas l’avion
(Temps de lecture : 15 minutes – Épilogue et Résolution)
On imagine toujours le retour comme une fête. On voit les images à la télé : des drapeaux tricolores qui flottent, des embrassades sur le tarmac d’un aéroport militaire, des enfants qui courent dans les bras de leur père, la musique qui gonfle les cœurs. On imagine le soulagement. Le “C’est fini”.
Mais c’est un mensonge.
Quand l’avion s’est posé à Roissy, sous un ciel gris et bas, typique d’un mois de décembre en France, je n’ai ressenti aucun soulagement. J’ai ressenti un froid glacial. Pas un froid climatique, mais un froid intérieur. J’avais laissé mon âme là-bas, dans la poussière de la vallée d’Alasay, à côté de la carcasse fumante du VAB de Lucas. Le type qui est descendu de l’avion, avec son barda sur le dos et ses yeux cernés, ce n’était pas Thomas. C’était une coquille vide. Une enveloppe charnelle qui marchait, parlait et respirait, mais qui était éteinte à l’intérieur.
Ma femme, Julie, était là. Elle pleurait. Elle m’a serré si fort que j’ai cru qu’elle voulait recoller mes morceaux. Je l’ai serrée en retour, mécaniquement. Je sentais son parfum, une odeur de fleurs et de lessive propre. C’était une odeur étrangère. Mon nez était encore saturé de l’odeur du sang séché, du diesel et des excréments brûlés.
“Tu es là, tu es vivant,” répétait-elle. Je n’ai rien dit. Je ne pouvais pas lui dire : “Non, je ne suis pas vraiment là.”
Les premières semaines ont été une hallucination permanente. C’est ce qu’on appelle le “décalage”. Vous passez d’un monde où chaque seconde est une question de vie ou de mort, où chaque pas doit être calculé, où vos sens sont en surrégime constant… à un monde où le plus gros problème des gens est la grève des transports ou le prix de l’essence.
Je me souviens de ma première sortie au supermarché, un hypermarché gigantesque en banlieue lyonnaise. Julie m’avait demandé de l’accompagner pour “reprendre une vie normale”. Je me suis retrouvé planté au milieu du rayon des céréales. Il y avait peut-être cinquante sortes de céréales. Des boîtes colorées, des tigres, des lions, du chocolat, du miel, du bio, du sans gluten… Je suis resté figé, les mains tremblantes, le souffle court. Tout autour de moi, les gens poussaient leurs caddies, indifférents. Une dame râlait au téléphone parce qu’il n’y avait plus sa marque de yaourts préférée.
J’ai eu envie de hurler. De la secouer. De lui crier : “Vous vous rendez compte de la chance que vous avez ? Vous savez qu’à 6000 kilomètres d’ici, des gamins mangent de la terre ? Vous savez que mon meilleur pote est mort pour que vous puissiez acheter vos putains de yaourts en toute sécurité ?”
La colère. C’était ma seule compagne fidèle. Une rage sourde, constante, contre la futilité de ce monde pacifié. Je trouvais les civils insupportables. Leurs rires me semblaient obscènes. Leur insouciance m’insultait. Ils vivaient dans une bulle, et moi, j’avais vu ce qu’il y avait dehors, dans les ténèbres.
Et puis, il y a eu l’incident sur l’autoroute A6. Celui dont je vous parlais au début.
On partait en week-end dans le sud. Il faisait beau. Je conduisais. Julie somnolait à côté. La radio passait une chanson pop stupide. Et soudain, je l’ai vu. Sur la bande d’arrêt d’urgence, à cent mètres devant. Un sac poubelle noir. Gonflé. Avec quelque chose qui ressemblait à un fil qui dépassait.
Mon cerveau reptilien a pris le contrôle en une milliseconde. Ce n’était plus l’autoroute du Soleil. C’était la route “Tampa” en Afghanistan. Ce n’était pas un sac poubelle. C’était un IED. Une bombe de 20 kilos prête à déchiqueter notre voiture.
J’ai hurlé : “IED ! À DROITE !” J’ai donné un coup de volant violent vers la gauche, coupant la route à une berline qui arrivait à 130 km/h. Les pneus ont crissé, la voiture a chassé, on a failli taper la glissière centrale. Les klaxons ont hurlé.
On s’est arrêtés sur le bas-côté, le cœur au bord de l’explosion. Julie était blanche, tétanisée. “Mais qu’est-ce qui t’a pris ?! Tu es fou ! Tu as failli nous tuer !”
J’étais en nage, agrippé au volant, scannant le rétroviseur, attendant l’explosion. Mais il n’y a pas eu d’explosion. Juste le vent produit par les camions qui passaient. J’ai regardé dans le rétro. Ce n’était qu’un sac poubelle. Juste des ordures qu’un idiot avait jetées par la fenêtre. Pas de bombe. Pas de talibans. Juste la France.
J’ai éclaté en sanglots. Pas des pleurs de tristesse, mais des pleurs de nerfs, de honte. Je me suis rendu compte que j’étais dangereux. J’avais ramené la guerre avec moi, et je l’imposais à ceux que j’aimais.
C’est là que la descente aux enfers a vraiment commencé. La nuit, je ne dormais pas. Ou si je dormais, c’était pire. Je revoyais le visage de Lucas, ses yeux vides, sa bouche ouverte qui essayait de happer l’air. Je sentais son sang poisseux sur mes mains. Je revoyais le père de famille afghan que j’avais tabassé lors de ce raid inutile (Partie 2). Je voyais son regard d’incompréhension.
Je me réveillais en sueur, hurlant des ordres dans une chambre silencieuse. Pour faire taire les voix, j’ai commencé à boire. Un verre de whisky pour s’endormir. Puis deux. Puis la bouteille. L’alcool n’efface pas les souvenirs, il les rend juste un peu plus flous, moins coupants. C’est une anesthésie locale pour l’âme.
Je m’éloignais de Julie. Je ne pouvais plus la toucher. Je me sentais sale. Comment mes mains, qui avaient tué et détruit, pouvaient-elles caresser sa peau douce ? J’avais l’impression de la souiller. Elle a essayé de comprendre. Elle a essayé de me parler. “Parle-moi, Thomas. Dis-moi ce que tu as vu.”
Mais comment expliquer l’inexplicable ? Comment lui dire que je ne savais pas pourquoi on s’était battus ? Si j’avais pu dire : “On a gagné. On a sauvé le pays. Lucas est mort en héros pour une cause juste”, peut-être que j’aurais pu faire mon deuil. Mais la vérité, c’est qu’on n’a rien changé. Les talibans étaient toujours là. La corruption était toujours là. On avait juste remué la boue, et la boue nous avait engloutis. Lucas était mort pour rien. Pour une erreur stratégique. Pour du vent.
C’est cette absence de sens qui tue les vétérans. Plus que les balles. C’est le vide.
Un soir, six mois après mon retour, j’ai touché le fond. J’étais seul dans le garage. Il était 3 heures du matin. J’avais bu. J’avais sorti une vieille corde d’escalade. Je la regardais. Je me disais que ce serait facile. Juste un pas dans le vide, et le bruit s’arrêterait. Plus de cauchemars. Plus de culpabilité. Je pourrais rejoindre Lucas. On pourrait enfin boire cette bière qu’on s’était promise.
J’ai pris mon téléphone. J’ai cherché le numéro de Lucas. Un réflexe idiot. Je voulais l’appeler. “Mec, ça va pas. J’ai besoin de toi. C’est trop dur ici.” Mais le numéro n’existait plus. Alors j’ai cherché un autre numéro. Celui d’un autre gars de la section. Mais je n’ai pas appelé. La honte. La fierté mal placée. On est des hommes, on est des guerriers, on ne pleure pas, on ne demande pas d’aide.
Je suis resté assis là, avec ma corde, pendant des heures. Et puis, la porte du garage s’est entrouverte. C’était mon fils. Il avait 4 ans à l’époque. Il se frottait les yeux avec son doudou. “Papa ? Qu’est-ce que tu fais ?”
Sa petite voix a traversé le brouillard éthylique. Il me regardait avec une confiance absolue. Pour lui, je n’étais pas un monstre, je n’étais pas un vétéran brisé. J’étais juste Papa. J’ai caché la corde derrière mon dos. J’ai eu l’impression de recevoir une gifle de réalité. Si je faisais ça… si je me foutais en l’air… je ne ferais que transmettre le traumatisme. Je lui donnerais ma douleur en héritage. Il grandirait avec le fantôme d’un père suicidé. Il deviendrait une victime collatérale de cette guerre, lui aussi.
J’ai lâché la corde. Je me suis effondré à genoux et je l’ai pris dans mes bras. J’ai pleuré dans son petit cou qui sentait le lait et le sommeil. “Rien, mon chéri. Papa rangeait juste des affaires. On remonte.”
Ce n’était pas une guérison miracle. Non, ça n’existe pas. Mais c’était un déclic. J’ai décidé de rester. Non pas parce que la vie était belle, mais parce que je n’avais pas le droit d’ajouter du malheur au malheur. Lucas aurait voulu que je vive. Il aurait voulu que quelqu’un se souvienne de lui, de son rire, de ses blagues nulles, de sa jeunesse.
Les années ont passé. Vingt ans, maintenant. Je ne suis plus militaire. J’ai quitté l’institution deux ans après le drame. Je ne pouvais plus porter l’uniforme sans avoir la nausée. Je travaille dans la logistique maintenant. Je gère des camions, des palettes. C’est calme. C’est prévisible.
Est-ce que je vais mieux ? C’est une question difficile. Disons que j’ai appris à vivre avec mes fantômes. Ils ne sont plus des ennemis qui m’attaquent la nuit, ils sont devenus des colocataires un peu encombrants. Je sursaute toujours quand une porte claque. Je déteste toujours les feux d’artifice du 14 juillet – pour vous c’est une fête, pour moi c’est le bruit du mortier. Je fais toujours des écarts quand je vois un sac plastique sur la route (ma femme a arrêté de crier, elle pose juste sa main sur mon bras pour me calmer).
Mais il y a autre chose qui me hante aujourd’hui. Je regarde mon fils. Il a 24 ans maintenant. L’âge que j’avais quand je croyais être invincible. L’âge que Lucas n’aura jamais. L’autre jour, on parlait de l’actualité, de l’Ukraine, des tensions dans le monde. Il avait cette lueur dans les yeux. Cette même lueur que j’avais. L’envie d’en découdre, l’idéalisme, le besoin de prouver sa valeur. “Je pense à m’engager, papa,” m’a-t-il dit.
Mon sang s’est glacé. J’ai revu la poussière. J’ai revu le VAB en feu. J’ai revu le regard du père afghan. J’ai voulu lui hurler : “Non ! Ne fais pas ça ! Ils vont te prendre ton âme et te rendre une médaille en fer blanc !”
Mais je suis resté calme. J’ai posé ma fourchette. Je ne peux pas lui interdire de vivre sa vie. Je ne peux pas lui interdire de vouloir servir. Mais je peux lui dire la vérité. Celle qu’on ne met pas sur les affiches de recrutement.
Je lui ai dit : “Écoute-moi bien. La guerre, ce n’est pas Call of Duty. La guerre, ce n’est pas glorieux. La guerre, c’est une odeur que tu ne pourras jamais laver. C’est des amis que tu ne reverras jamais. Et c’est des questions auxquelles tu ne trouveras jamais de réponse.”
Je ne sais toujours pas comment m’expliquer cette guerre à moi-même. Je ne sais pas si nous avons été des héros ou des envahisseurs. Probablement un peu des deux. Ou aucun des deux. Juste des pions perdus dans un jeu trop grand pour nous.
Mais je sais une chose. Chaque matin, quand je me lève, je prends une minute. Je regarde le ciel, qu’il soit gris ou bleu. Je prends une grande inspiration. Et je dis : “Ça, c’est pour toi, Lucas.”
Je vis pour deux. Je ris pour deux. J’essaie d’être heureux pour deux. Parce que c’est la seule façon de gagner cette guerre, vingt ans après. Continuer à vivre, malgré tout.
Je suis Thomas. J’ai 40 ans passés. Je suis un vétéran. Je suis brisé, mais je suis debout. Et si vous croisez un jour un type qui fixe un sac poubelle avec angoisse sur le bord de la route, ne le jugez pas. Il est peut-être juste en train de se souvenir du prix de votre tranquillité.