Partie 1
Il était 23h45, et la neige fondue qui tombait sur la banlieue de Saint-Étienne n’avait rien de féerique. C’était de la boue grise, froide, impitoyable. À l’image de ma vie.
Je m’appelle Thierry. J’étais assis au fond du “Relais des Monts”, un vieux restaurant routier qui sentait la friture froide et le tabac incrusté dans les murs depuis les années 90. Devant moi, un café noir qui avait refroidi, tout comme mon cœur il y a dix ans. Mon casque de moto posé sur la banquette en skaï rouge déchirée était mon seul compagnon. En cette veille de Noël, alors que la France entière déballait des cadeaux et mangeait du foie gras, moi, je fixais mon reflet dans la vitre sombre.
Un visage marqué par les coups, une barbe grisonnante mal taillée, et des yeux qui avaient vu trop de mrt, trop de bagarres, trop de vide. J’ai passé ma vie sur la route, ou en tle, à fuir mes démons. Mais on ne sème jamais vraiment ses regrets. Ils vous collent à la peau comme ce blouson de cuir usé qui ne me quitte jamais.
Le patron, un vieux type nommé Gégé, essuyait des verres en silence. Il savait qu’il ne fallait pas me parler ce soir-là. Il connaissait mon histoire. Il savait qu’à cette date précise, je revoyais le visage de ma fille. Celle que je n’avais pas su protéger.
Soudain, la clochette de la porte d’entrée a tinté agressivement, coupant le silence lourd du restaurant. Une rafale de vent glacial s’est engouffrée, faisant vaciller les néons au plafond.
Je n’ai pas levé la tête tout de suite. Je m’en fichais. Sûrement un camionneur perdu ou un ivrogne cherchant un dernier verre avant de s’écrouler.
Mais le silence qui a suivi n’était pas normal. Pas de bruits de pas lourds. Juste un souffle court, paniqué. Et un petit claquement de dents.
J’ai levé les yeux.
Elles étaient là, debout sur le paillasson trempé. Une femme, pas plus de trente ans, mais avec le visage tiré de quelqu’un qui en a vécu cent. Ses vêtements étaient bon marché, trempés jusqu’aux os. Elle serrait contre elle une petite fille emmitouflée dans une parka rose trop fine pour l’hiver rhônalpin.
La petite… Elle devait avoir six ans. Elle tremblait comme une feuille. Ses grands yeux noisette scannaient la pièce avec une terreur absolue, comme si elle s’attendait à voir un monstre surgir de derrière le comptoir.
— Bonsoir… murmura la femme, la voix cassée. S’il vous plaît… on a… la voiture a lâché à deux kilomètres. Ma fille est gelée.
Gégé, qui a pourtant un cœur gros comme ça, restait figé. C’est moi qui ai bougé. Mon corps a réagi avant mon cerveau. La vue de cette gamine, avec ses cheveux collés par la pluie et ses baskets pleines de boue, a envoyé une décharge électrique dans ma colonne vertébrale.
C’était le même regard. Le même âge.
La mère a croisé mon regard. Elle a vu le motard, le type effrayant au fond de la salle, le “mauvais garçon”. Elle a eu un mouvement de recul instinctif, serrant la petite plus fort. Elle avait peur de moi. Et elle avait raison. Je suis un homme brisé, dangereux parfois.
Mais ce soir-là, quelque chose s’est fissuré dans ma poitrine.
— Venez vous asseoir près du radiateur, ai-je grogné. Ma voix était rauque, inutilisée depuis des heures.
Elles ont hésité. La petite me fixait, pétrifiée.
— J’ai dit venez, ai-je répété, plus doucement cette fois. Gégé, apporte deux chocolats chauds. Et mets-y de la crème. C’est pour moi.
La femme s’est avancée doucement, boitant légèrement. En passant sous la lumière crue, j’ai vu la marque violacée sur sa pommette, mal camouflée par du fond de teint bon marché. J’ai serré le poing sous la table si fort que mes jointures ont blanchi. Je connaissais cette marque. Je savais ce qu’elle fuyait. Ce n’était pas seulement le froid dehors qui les menaçait. C’était un homme. Un lâche.
Elles se sont assises à la table voisine. La petite fille ne me quittait pas des yeux.
— Merci, monsieur, a chuchoté la mère. On ne veut pas déranger. Juste se réchauffer un peu avant de…
Avant de quoi ? Elles n’avaient nulle part où aller. Ça se sentait à l’odeur de la peur et de l’essence froide qui émanait d’elles.
— C’est quoi ton nom ? ai-je demandé à la petite, ignorant la mère pour l’instant.
Elle a regardé sa maman pour obtenir la permission, puis a murmuré : — Léa.
Léa. Le nom a résonné dans ma tête comme un coup de marteau. Mon cœur a raté un battement.
Je me suis levé. Ma chaise a raclé le sol bruyamment, les faisant sursauter toutes les deux. Je suis allé vers le jukebox poussiéreux dans le coin, j’ai mis une pièce, et j’ai lancé “Silent Night”. Pas pour l’ambiance. Pour couvrir le bruit de ma respiration qui s’accélérait.
Je me suis retourné vers elles. Je ne savais pas encore que cette nuit allait finir dans le sang ou dans les larmes, mais je savais une chose : personne ne ferait de mal à cette gamine ce soir. Pas tant que je respirerais.
Mais alors que Gégé posait les chocolats, des phares puissants ont balayé la vitrine du restaurant. Un 4×4 noir s’est garé en crissant des pneus juste devant l’entrée.
Le visage de la mère s’est décomposé. Elle est devenue blanche comme un linge. — Il nous a retrouvées… a-t-elle soufflé, la voix paralysée par l’horreur. Cache-toi, Léa !
La portière du 4×4 a claqué violemment.
J’ai regardé ma tasse de café vide. J’ai regardé mes mains cicatrisées. Puis j’ai regardé la porte d’entrée.
C’était Noël. Et j’allais offrir le seul cadeau que je savais encore donner : ma protection.

PARTIE 2 : L’Ombre du Prédateur
La porte du “Relais des Monts” ne s’est pas refermée tout de suite. Elle est restée entrouverte quelques secondes, laissant le vent glacé de la Loire s’engouffrer dans la salle, faisant danser les serviettes en papier bon marché sur les tables. C’était comme si l’hiver lui-même demandait la permission d’entrer pour geler ce qui restait de chaleur humaine ici.
Puis, l’homme est entré.
Il n’avait rien d’un monstre de contes de fées. Il n’avait pas de crocs, pas de cicatrices effrayantes comme les miennes. Non, c’était bien pire. C’était un homme “bien sous tous rapports”. Un manteau en laine beige impeccable, sans doute du cachemire, qui jurait avec la graisse et la poussière de notre relais routier. Ses cheveux étaient gominés en arrière, malgré la tempête dehors. Il portait des gants en cuir fin qu’il retirait lentement, doigt par doigt, avec une précision chirurgicale qui me donna froid dans le dos.
Il a balayé la salle du regard. Ses yeux n’étaient pas ceux d’un homme inquiet cherchant sa famille perdue. C’étaient les yeux d’un propriétaire cherchant un bien égaré. Un trousseau de clés. Un portefeuille. Ou une femme et une enfant.
Gégé, derrière son comptoir, a arrêté d’essuyer ses verres. Il a senti le danger. On le sentait tous. L’air était devenu électrique, lourd, irrespirable.
Le regard de l’homme s’est arrêté sur la table près du radiateur. Sur Sophie. Sur la petite Léa.
Un sourire s’est dessiné sur ses lèvres. Pas un sourire de soulagement. Un sourire de satisfaction prédatrice. Celui du chat qui a coincé la souris dans l’impasse.
— Ah… Vous voilà, a-t-il dit. Sa voix était douce, posée, cultivée. Une voix de notaire ou de médecin de province. Une voix qui inspire confiance aux vieilles dames.
Sophie s’est recroquevillée sur sa chaise. J’ai vu ses épaules se voûter, comme si elle essayait de disparaître à l’intérieur d’elle-même. La petite Léa a enfoui son visage dans le manteau humide de sa mère, ses petits doigts agrippant le tissu si fort que ses jointures étaient blanches.
— Marc, s’il te plaît… a murmuré Sophie. Sa voix tremblait tellement qu’elle était à peine audible. Laisse-nous.
L’homme, Marc, a ignoré sa supplique comme on ignore le bourdonnement d’une mouche. Il a avancé. Ses chaussures en cuir italien claquaient sur le carrelage usé du restaurant avec une autorité militaire.
Il n’a même pas daigné me regarder. Pour lui, je n’étais qu’un déchet, une partie du décor, un vieux motard fini échoué dans un rade. Il a commis là sa première erreur. Les gens comme lui ne voient jamais ceux qu’ils considèrent comme inférieurs. Ils ne voient pas le danger tant qu’il n’a pas la main sur leur gorge.
Il s’est arrêté à leur table. Il ne s’est pas assis. Il est resté debout, dominant la scène de toute sa hauteur, imposant sa présence physique.
— Tu es ridicule, Sophie, a-t-il dit, toujours avec ce calme terrifiant. Regarde-toi. Tu as traîné notre fille dans ce… taudis. Elle est trempée. Elle a froid. C’est ça, être une bonne mère ?
C’était de la manipulation pure. Chirurgicale. Il retournait la situation pour la faire culpabiliser, pour qu’elle se sente petite, incompétente. Je connaissais cette tactique. Je l’avais vue trop souvent.
— Je ne veux pas que tu nous touches encore, a dit Sophie, tentant de rassembler un courage qu’elle ne possédait plus.
Le visage de Marc a changé. Juste une fraction de seconde. Le masque de l’homme respectable a glissé, laissant entrevoir une rage noire, une violence contenue.
— Ne dis pas de bêtises devant les gens, a-t-il sifflé, en jetant un coup d’œil dédaigneux vers Gégé et moi. Allez. On rentre. La voiture est chaude. J’ai mis le chauffage.
Il a tendu la main vers Léa.
— Viens voir papa, ma chérie.
C’est là que tout a basculé en moi.
La petite a poussé un cri étouffé, un son de pure terreur, et s’est reculée violemment, renversant presque sa tasse de chocolat chaud. Ce n’était pas le refus d’une enfant capricieuse. C’était le réflexe de survie d’une proie.
J’ai revu ma fille. Manon. C’était il y a dix ans, à l’hôpital de Lyon Sud. Elle était branchée à toutes ces machines qui bipaient en rythme. Elle avait le visage tuméfié. Elle m’avait regardé avec son œil valide et m’avait dit : “Papa, j’avais peur de te le dire. J’avais peur qu’il te fasse du mal.” Je n’avais rien vu. J’étais trop occupé par ma moto, mes potes, mes bières. J’avais laissé un type briser ma fille sous mon nez. Et quand j’ai voulu agir, il était trop tard. Elle est partie deux jours plus tard. Une hémorragie cérébrale.
La culpabilité, c’est un acide. Ça vous ronge les veines, ça bouffe le cœur, ça laisse des trous béants que rien ne peut combler. Sauf, peut-être, une seconde chance.
Ce soir, dans ce restaurant miteux de Saint-Étienne, le destin me crachait au visage. Il me disait : “Alors Thierry ? Tu vas encore rester assis à regarder ? Tu vas encore laisser faire ?”
Marc a perdu patience. Il a saisi le bras de Sophie. Brutalement.
— Ça suffit ce cinéma ! Tu te lèves, tout de suite !
Sophie a poussé un petit cri de douleur.
— Lâche-moi ! Marc, tu me fais mal !
— Tu me laisses le choix ? Tu agis comme une hystérique !
Le bruit de ma chaise raclant le sol a été comme un coup de tonnerre.
Gégé a sursauté derrière son comptoir. — Hé, messieurs, pas d’histoires ici, s’il vous plaît… a-t-il tenté, la voix faible.
Marc s’est tourné vers moi, enfin. Il avait toujours la main serrée comme un étau sur le bras frêle de Sophie. Il m’a toisé de haut en bas, un sourire méprisant aux lèvres.
— Un problème, le clochard ? Retourne à ta bière. C’est une affaire de famille.
Je me suis avancé. Lentement. Mes bottes de moto, lourdes, ferrées, faisaient trembler le sol. Je sentais mes vieux os craquer, mais l’adrénaline effaçait la douleur. Je sentais cette vieille rage familière, celle que je croyais éteinte, remonter le long de ma colonne vertébrale. C’était un feu froid. Précis.
Je me suis arrêté à un mètre de lui. Je sentais son parfum, un mélange écœurant de musc coûteux et de tabac froid. Je voyais la veine battre sur sa tempe.
— Lâche-la, ai-je dit.
Ma voix était basse. Un grondement sourd qui venait du ventre.
Marc a ri. Un rire sec, sans joie. — Pardon ? Tu sais à qui tu parles ? Je suis Marc D****. Je connais le procureur, je connais le préfet. Et toi ? Tu es qui ? Un déchet de la société qui va finir sa nuit en cellule de dégrisement si tu ne recules pas tout de suite.
Il pensait que son statut, son argent, ses relations étaient une armure. Il pensait que le monde fonctionnait selon ses règles. Il avait oublié que dans un relais routier à minuit, quand la neige isole tout, il n’y a pas de procureur. Il n’y a pas de statut. Il n’y a que des hommes. Et la peur.
— Je m’en fous de qui tu es, ai-je répondu, en plantant mon regard dans le sien. J’ai dit : lâche la dame. Et recule.
Il a serré le bras de Sophie plus fort, la faisant grimacer. C’était un défi. Il voulait me montrer qu’il avait le pouvoir.
— Sinon quoi ? Tu vas me frapper ? Vas-y. Touche-moi et je te promets que tu passeras les dix prochaines années en prison. J’ai les meilleurs avocats de Lyon.
Sophie pleurait silencieusement. — Monsieur, s’il vous plaît, n’intervenez pas… Il va vous détruire, a-t-elle soufflé. Elle avait peur pour moi. Même dans sa détresse, elle avait peur pour moi.
J’ai regardé la petite Léa. Elle ne pleurait plus. Elle me regardait avec une intensité insoutenable. Elle attendait. Elle attendait de voir si les monstres gagnaient toujours à la fin.
— Je n’ai plus rien à perdre, mon garçon, ai-je murmuré.
Et j’ai bougé.
Vite. Trop vite pour un homme de mon âge. Trop vite pour un homme comme lui qui n’a jamais eu à se battre pour sa vie. J’ai saisi son poignet, celui qui tenait Sophie. J’ai appuyé mon pouce sur un point de pression précis, juste entre les tendons. Une vieille technique apprise dans des bars mal famés où la discussion n’était pas une option.
Marc a hurlé. De surprise et de douleur. Sa main s’est ouverte instantanément. Sophie s’est dégagée et a bondi en arrière, tirant Léa derrière elle.
— Espèce de sale… ! a éructé Marc, le visage tordu par la rage.
Il a essayé de me frapper. Un crochet du droit, maladroit, télégraphié. Un coup de riche qui n’a jamais pris un vrai pain dans la gueule. Je n’ai même pas eu besoin d’esquiver. J’ai encaissé le coup sur l’épaule. J’ai à peine senti l’impact à travers mon cuir.
En retour, je l’ai poussé. Pas un coup de poing. Juste une poussée, ferme, au milieu du torse, pour mettre de la distance. Il a trébuché en arrière, heurtant une table voisine qui a grincé sous son poids.
Le silence est retombé, plus lourd qu’avant. Seul le bruit de sa respiration sifflante remplissait la pièce. Il se massait le poignet, les yeux injectés de sang. La façade de l’homme respectable avait complètement disparu. Il ne restait que la bête furieuse et humiliée.
— Tu viens de commettre la plus grosse erreur de ta vie, a-t-il craché. Tu crois que tu es un héros ? Tu n’es rien.
Il a plongé sa main dans la poche intérieure de son manteau.
Le temps s’est figé. Gégé a crié : “Non !” Sophie a hurlé.
Est-ce qu’il avait une arme ? Un couteau ? Dans ce genre de moment, on ne réfléchit pas. On anticipe le pire. J’ai attrapé une bouteille de verre vide sur la table la plus proche. Je l’ai brisée contre le rebord du comptoir. Le verre a éclaté, ne laissant qu’un goulot dentelé dans ma main.
Marc a sorti… un téléphone.
Il l’a brandi comme une arme, tremblant de rage. — Je vais appeler les flics. Je vais dire que tu m’as agressé. Que tu es ivre. Que tu as essayé de kidnapper ma femme et ma fille. Qui ils vont croire, hein ? Le chef d’entreprise respecté ou le vieux loubard avec une bouteille cassée à la main ?
Il avait raison. C’était ça le pire. Il avait raison. Dans ce monde, la justice est souvent aveugle, mais elle a un très bon odorat pour l’argent.
J’ai baissé lentement mon tesson de bouteille, mais je ne l’ai pas lâché.
— Appelle-les, ai-je dit. Appelle qui tu veux. Mais tant que je serai debout, tu n’approcheras plus d’elles. Il faudra me passer sur le corps.
Il a commencé à composer un numéro, un sourire mauvais aux lèvres. — Avec plaisir.
Mais soudain, Sophie s’est avancée. Elle tremblait encore, mais quelque chose avait changé dans son regard. Elle avait vu un parfait inconnu risquer sa liberté pour elle. Elle avait vu que la résistance était possible.
— Si tu appelles la police, Marc, a-t-elle dit d’une voix qui gagnait en force à chaque syllabe, je leur montrerai tout.
Marc s’est figé, le doigt sur l’écran. — De quoi tu parles ?
Elle a relevé sa manche. Puis elle a ouvert le col de son manteau. Sous la lumière crue des néons, l’horreur est apparue. Des bleus. Des anciens, jaunâtres. Des récents, violets et noirs. Sur ses bras. Sur sa clavicule. Une carte géographique de la douleur.
— Je leur montrerai ça. Et je leur dirai ce que tu as fait à Léa la semaine dernière.
Le silence dans le restaurant était assourdissant. Gégé a mis la main devant sa bouche, horrifié. Moi, j’ai senti une nausée violente monter.
Le visage de Marc est devenu livide. Pas de peur, mais de calcul. Il savait que sa réputation était son bien le plus précieux. Une accusation publique, des photos, un scandale… c’était la seule chose qui pouvait l’atteindre.
Il a baissé son téléphone lentement. Ses yeux allaient de Sophie à moi, calculant les probabilités.
— Tu n’oseras pas, a-t-il murmuré. Tu sais ce qui arrivera si tu parles. Tu n’auras plus rien. Je te couperai les vivres. Tu finiras dans la rue avec ta gamine.
— On est déjà dans la rue, a répliqué Sophie. Et je préfère la rue avec elle que le château avec toi.
Marc a eu un petit rire nerveux. Il a rajusté son manteau, essayant de retrouver sa superbe. — Très bien. Très bien. Joue à ça. On verra combien de temps tu tiendras dans le froid sans ma carte bleue.
Il s’est tourné vers moi. Son regard était une promesse de mort. — Quant à toi… ce n’est pas fini. Je n’oublie jamais un visage. Tu ne sais pas dans quoi tu as mis les pieds. Profite de ta soirée de Noël, le clochard. Ce sera sûrement ta dernière en liberté.
Il a craché par terre, juste devant mes bottes, puis il a tourné les talons.
La porte s’est ouverte à nouveau, laissant entrer une nouvelle rafale de neige. Il est sorti dans la nuit. Le moteur du 4×4 a rugi, les phares ont aveuglé la vitrine une dernière fois, et il a disparu dans l’obscurité, laissant derrière lui une traînée de gaz d’échappement et de menace.
La tension est retombée d’un coup, nous laissant tous les trois vidés, épuisés. Gégé s’est laissé tomber sur son tabouret. J’ai posé le tesson de bouteille sur la table. Mes mains tremblaient. Pas de peur, mais du contrecoup de la violence retenue.
Sophie s’est effondrée sur une chaise et a éclaté en sanglots. De vrais sanglots cette fois, libérateurs. Léa s’est précipitée dans ses bras.
Je suis resté debout, regardant la nuit noire à travers la vitre. Je savais que ce n’était pas fini. Des hommes comme Marc ne partent pas comme ça. Il allait revenir. Ou il allait envoyer quelqu’un. Ou il allait utiliser ses amis haut placés.
Ce n’était qu’une victoire temporaire. Une escarmouche. La guerre, elle, ne faisait que commencer.
Je me suis retourné vers elles. Sophie pleurait, mais elle caressait les cheveux de sa fille avec un amour infini. J’ai pensé à Manon. J’ai pensé à toutes les fois où je n’avais pas été là.
J’ai fouillé dans ma poche et j’en ai sorti mon vieux Nokia et un carnet froissé. J’avais des contacts. Des vieux contacts. Des gens que je n’avais pas appelés depuis ma “vie d’avant”. Des gens qui ne sont pas des notables, qui ne portent pas de costumes, mais qui savent gérer les problèmes que la police ne peut pas régler.
— Gégé, ai-je dit, ma voix rauque brisant les pleurs de Sophie. Ferme le rideau de fer. Éteins l’enseigne.
Gégé m’a regardé, surpris. — Pourquoi ? Il est parti, Thierry.
— Il est parti chercher du renfort, ai-je répondu sombrement. Ou pire. On ne reste pas ici. C’est trop dangereux pour elles.
Je me suis approché de Sophie. Je me suis accroupi pour être à la hauteur de Léa. Elle ne tremblait plus. Elle me regardait avec curiosité. J’ai tendu ma main, celle qui était cicatrisée et tachée de cambouis. — On doit y aller. Je connais un endroit sûr. C’est pas le luxe, mais personne ne viendra vous chercher là-bas.
Sophie a levé ses yeux rougis vers moi. Elle cherchait une raison de me faire confiance. Elle n’en avait aucune, rationnellement. J’étais un inconnu violent dans un bar. Mais elle a vu autre chose. Peut-être la même chose que j’avais vue en elle : une âme brisée qui essaie de recoller les morceaux.
— Pourquoi vous faites ça ? a-t-elle demandé.
J’ai souri tristement. Un sourire qui ne montrait pas mes dents, juste la fatigue de mes années. — Parce que c’est Noël, ai-je menti.
La vérité, c’était que je le faisais pour moi. Pour me prouver que je n’étais pas totalement pourri. Pour sauver la petite fille que je n’avais pas pu sauver dix ans plus tôt.
— Allez, ai-je dit en me relevant. Ma moto est dehors, mais on ne peut pas prendre la moto avec la petite. Gégé, prête-moi ta vieille camionnette.
Le vieux patron n’a pas hésité une seconde. Il a lancé les clés par-dessus le comptoir. — Prends soin d’elles, Thierry. Et fais gaffe à toi. Ce type… il a les yeux du diable.
On est sortis dans la nuit glaciale. La neige tombait plus fort maintenant, recouvrant les traces de pneus du 4×4, comme pour effacer son passage.
En installant Léa à l’arrière de la vieille fourgonnette Citroën, j’ai senti un poids sur ma poitrine s’alléger. Pour la première fois depuis dix ans, je n’étais pas seul le soir de Noël. J’avais une mission.
Mais alors que je mettais le contact, j’ai vu des phares au loin, sur la route nationale qui descendait vers la vallée. Deux voitures. Qui roulaient vite. Trop vite pour la météo.
Marc n’avait pas perdu de temps.
J’ai enclenché la première. Le moteur a toussé, puis rugi. — Accrochez-vous, ai-je dit. La nuit va être longue.
J’ai braqué le volant vers les petites routes de montagne, celles que seuls les locaux connaissent. La chasse était ouverte. Et cette fois, le loup, c’était moi.
PARTIE 3 : La Nuit des Loups
Le vieux C15 de Gégé sentait le tabac froid, la poussière et le chien mouillé. Le chauffage crachait un air tiède et asthmatique qui peinait à dégivrer le pare-brise, mais ce n’était pas le froid qui me faisait claquer des dents. C’était l’adrénaline. Ce poison familier que je n’avais pas goûté depuis dix ans.
Je tenais le volant si fort que mes jointures étaient blanches. Derrière nous, sur la petite départementale qui serpentait vers le massif du Pilat, deux paires de phares au xénon déchiraient l’obscurité. Ils étaient là. Ils ne lâchaient rien.
— Ils se rapprochent… a murmuré Sophie.
Elle était assise à côté de moi, tordue sur son siège pour surveiller l’arrière. Dans la pénombre de la cabine, je voyais la lueur des phares illuminer son visage par intermittence, révélant une terreur pure. À l’arrière, assise sur des caisses de bières vides recouvertes d’une couverture qui grattait, la petite Léa ne disait pas un mot. Pas un pleur. Ce silence me tuait. C’était le silence des enfants qui ont compris trop tôt que le monde est un endroit dangereux.
— Ne t’inquiète pas, ai-je grogné, rétrogradant violemment pour aborder un virage en épingle verglacé. Ce vieux tacot connaît la route par cœur. Eux, avec leurs grosses berlines allemandes, ils vont glisser comme des savonnettes s’ils essaient de suivre mon rythme.
C’était du bluff. Je savais pertinemment que le C15 poussait son dernier soupir. Le moteur hurlait à la mort à chaque montée. Marc et ses gorilles avaient des 4×4 modernes, de la puissance, de l’adhérence. Ce n’était qu’une question de minutes avant qu’ils ne nous collent au pare-chocs.
Je devais réfléchir. Vite.
On ne pouvait pas aller à la gendarmerie. Le poste le plus proche était à trente kilomètres, et sur ces routes enneigées, c’était le bout du monde. De toute façon, Marc l’avait dit : il avait le bras long. Le temps qu’on explique la situation, qu’on remplisse des papiers, il aurait trouvé un moyen de nous coincer ou de retourner la situation contre moi. “Enlèvement”, “Agression”… Je voyais déjà les titres. Je ne pouvais pas risquer ça pour la petite.
Il fallait que je les sème. Ou que je les arrête.
— Où est-ce qu’on va ? a demandé Sophie, sa voix tremblant à chaque secousse.
J’ai regardé le panneau couvert de neige que nous venions de dépasser. “Col de l’Œillon – Fermé”.
— Là où ils n’oseront pas aller, ai-je répondu.
J’ai donné un coup de volant brusque à droite, quittant la route principale pour m’engager sur un chemin forestier à peine visible. Les branches de sapins fouettaient la carrosserie comme des squelettes en colère. La camionnette a chassé de l’arrière, manquant de finir dans le fossé, mais j’ai contrebraqué à l’instinct. C’est comme la moto. Tu ne regardes pas l’obstacle, tu regardes la sortie.
— Thierry ! C’est une impasse ! a crié Sophie.
— Non. C’est une ancienne route de débardage. Elle mène à une vieille scierie abandonnée. Je venais m’y planquer quand… quand j’étais jeune et con.
Derrière nous, les phares ont hésité. Ils ont ralenti. Marc ne connaissait pas le terrain. Mais son arrogance a pris le dessus. J’ai vu les lumières braquer et s’engager sur le chemin de terre derrière nous. Ils mordaient à l’hameçon.
Nous avons roulé encore cinq minutes, cahotant sur les racines et les pierres, le moteur en surchauffe. Puis, la silhouette sombre de la scierie est apparue, fantomatique sous la lune voilée. C’était un bâtiment en bois et en tôle, à moitié effondré, entouré de machines rouillées qui ressemblaient à des monstres préhistoriques endormis sous la neige.
J’ai coupé le contact et les phares. Silence absolu. Juste le tic-tac du moteur qui refroidissait et le vent qui sifflait dans les tôles.
— Écoutez-moi bien, ai-je dit en me tournant vers elles. Sophie, tu prends la petite. Tu vas tout au fond du hangar, il y a une trappe sous l’établi, là où il y a la vieille scie circulaire. C’est une cave. Tu descends, tu fermes, et tu ne fais aucun bruit. Même si tu m’entends crier. Surtout si tu m’entends crier. Tu m’as compris ?
Sophie a attrapé ma manche. Ses yeux brillaient de larmes. — Et vous ? Vous allez faire quoi ? Ils sont trois, Thierry ! Vous ne pouvez pas…
— Je vais leur expliquer les règles de politesse, ai-je répondu avec un calme que je ne ressentais pas.
Léa s’est avancée. Elle a posé sa petite main sur mon bras, là où le cuir de mon blouson était le plus usé. — Tu vas revenir ? a-t-elle murmuré.
J’ai senti ma gorge se serrer. J’ai revu Manon, sur son lit d’hôpital. “Papa, reviens demain…” Je n’étais pas revenu le lendemain. J’étais allé me saouler pour oublier ma haine.
J’ai pris la main de Léa. Elle était minuscule dans la mienne. — Je te le promets, ma puce. Maintenant, file. Vite !
Elles sont sorties de la voiture et ont couru vers le hangar. Je les ai regardées disparaître dans l’ombre, et j’ai su que je mourrais ce soir s’il le fallait pour qu’elles restent cachées.
J’ai attendu. J’ai sorti une barre de fer qui traînait à l’arrière du C15. J’ai allumé une cigarette, ma dernière. La flamme du briquet a tremblé, mais pas ma main.
Les deux 4×4 sont arrivés, rugissant comme des bêtes sauvages. Ils se sont garés en V, bloquant la sortie. Les phares m’ont aveuglé, projetant mon ombre immense sur la façade décrépie de la scierie.
Trois portières ont claqué. Marc est descendu du premier véhicule. Il avait changé de manteau, mais pas d’attitude. Il était flanqué de deux types. Pas des avocats cette fois. Des gros bras. Des videurs de boîte de nuit ou des mercenaires de bas étage, crânes rasés, blousons épais, l’air mauvais.
— Fin de la route, le clochard, a lancé Marc. Sa voix résonnait étrangement dans cette clairière glaciale.
Il s’est avancé, confiant, protégé par ses deux molosses. — Tu pensais vraiment pouvoir m’échapper avec cette épave ? Tu es pathétique. Où sont-elles ?
J’ai tiré une bouffée de ma cigarette, puis je l’ai jetée dans la neige. — Parties. À pied. Par la forêt. Elles doivent être loin maintenant.
Marc a ri. Un rire nerveux. — Menteur. Il n’y a pas de traces dans la neige. Elles sont là-dedans.
Il a fait un signe de tête à ses hommes. — Allez les chercher. Et lui… faites-lui comprendre qu’on ne touche pas à ce qui m’appartient.
Les deux types se sont mis en marche vers moi. Ils faisaient craquer leurs doigts. Ils avaient l’habitude de ce genre de boulot. Intimider, frapper, briser. Mais ils avaient l’habitude des gens qui ont peur. Des gens qui ont quelque chose à perdre.
Moi, j’étais déjà mort il y a dix ans.
Le premier, un géant avec une cicatrice sur le nez, a tenté de m’attraper par le col. — Allez, papi, bouge de là.
Je n’ai pas bougé. J’ai pivoté. La barre de fer que je cachais le long de ma jambe a sifflé dans l’air. CRAC. J’ai visé le genou. Le bruit de l’os qui cède a été sec, écœurant. Le géant a hurlé et s’est effondré dans la neige, se tordant de douleur.
Le deuxième a eu un moment d’hésitation. Il ne s’attendait pas à ça. Il a sorti un couteau à cran d’arrêt. La lame a lui sous la lune. — T’es mort, le vieux !
Il s’est jeté sur moi. J’étais plus lent qu’avant. Moins agile. La lame a entaillé mon bras gauche, déchirant le cuir et la chair. La brûlure était instantanée. Mais la douleur, c’est de l’information. Ça te dit que tu es encore vivant.
J’ai lâché la barre de fer et j’ai attrapé son poignet armé avec mes deux mains. On a roulé dans la neige boueuse. Il était plus jeune, plus fort. Il pesait de tout son poids pour enfoncer la lame vers ma gorge. Je sentais son souffle fétide sur mon visage. Je voyais la pointe du couteau se rapprocher, centimètre par centimètre.
Je faiblissais. Mes vieux muscles brûlaient.
Soudain, une image m’a traversé l’esprit. Les yeux de Léa. Sa petite main sur mon blouson. Pas ce soir.
J’ai puisé dans une réserve de rage que je croyais tarie. J’ai hurlé, un cri animal, et j’ai donné un coup de tête violent. Mon front a percuté son nez. Le sang a giclé. Il a relâché sa pression une seconde. C’était suffisant. J’ai retourné la situation, lui tordant le bras jusqu’à ce que l’épaule craque. Il a lâché le couteau. Je lui ai asséné un coup de poing final, lourd comme une pierre, sur la tempe. Il s’est affaissé, inconscient.
Je me suis relevé péniblement. Je haletais comme une locomotive. Le sang coulait le long de mon bras, gouttant sur la neige immaculée, dessinant des coquelicots rouges vifs.
Il ne restait que Marc.
Il n’avait plus son sourire arrogant. Il reculait vers son 4×4, les yeux écarquillés. Il avait vu ses deux “solutions” se faire démolir en moins de deux minutes par un “vieux motard fini”. Il a paniqué. Il a fouillé dans sa poche.
— N’approche pas ! a-t-il crié, la voix aiguë. Je suis armé !
Il a sorti un petit pistolet automatique. Un truc de frimeur, chromé, mais qui tire de vraies balles. Sa main tremblait tellement qu’il aurait pu tirer sur la lune.
Je me suis arrêté à cinq mètres de lui. Je sentais le froid m’envahir, ou peut-être était-ce la perte de sang.
— Vas-y, Marc, ai-je dit calmement. Tire. Mais sache une chose. Si tu me rates, ou si tu ne me tues pas du premier coup… je vais t’arracher la tête.
Il a reculé encore, heurtant le pare-chocs de sa voiture. — Tu es fou… Tu es complètement malade ! C’est juste une femme ! Pourquoi tu fais ça ?
— Ce n’est pas juste une femme. C’est une mère. Et la petite, c’est une enfant. Des choses que tu ne mérites pas.
— Je vais te donner de l’argent ! a-t-il pleurniché, essayant de négocier comme il le faisait dans ses affaires. Combien tu veux ? Dix mille ? Cinquante mille ? Laisse-moi les récupérer et tu es riche.
J’ai craché du sang par terre. — Garde ton fric pour payer tes dents neuves.
J’ai fait un pas. BANG.
Le coup de feu a déchiré la nuit. Un bruit sec, définitif. J’ai senti un impact violent dans mon flanc droit, comme un coup de marteau brûlant. J’ai titubé. Mes genoux ont flanché. Je suis tombé à genoux dans la neige.
Marc a éclaté de rire. Un rire hystérique, soulagé. — Je t’avais dit ! Je t’avais dit de ne pas jouer au héros !
Il s’est approché de moi, l’arme toujours pointée. J’avais du mal à respirer. L’air ne rentrait plus bien. — Voilà ce qui arrive quand on se mêle de ce qui ne nous regarde pas, a-t-il dit en me visant la tête. Adieu, le clochard.
J’ai fermé les yeux. J’avais tenu ma promesse. J’avais gagné du temps. Peut-être assez pour qu’elles s’enfuient par derrière. J’ai pensé à Manon. “J’arrive, ma chérie.”
Mais le coup de grâce n’est jamais venu.
Au lieu de ça, un grondement sourd a commencé à faire trembler le sol. Pas un moteur de voiture. Pas le vent. C’était un vrombissement grave, puissant, multiple. Le bruit de dizaines de cylindres qui martèlent l’air.
Marc a levé la tête, confus. — Qu’est-ce que… ?
Des lumières sont apparues à l’orée du bois. Une, puis deux, puis dix. Des motos. Malgré la neige, malgré le froid, ils étaient là. Les “Black Pistons”, mon ancien club. Ceux que j’avais appelés depuis le restaurant, sans trop y croire. Ceux que j’avais quittés il y a dix ans parce que je ne supportais plus la violence, mais qui n’oublient jamais un “frangin”.
Ils ont déboulé dans la clairière comme une horde de cavaliers de l’apocalypse, encerclant les 4×4, faisant rugir leurs moteurs. C’était un chaos de chrome, de cuir et de bruit.
Marc était pétrifié. Il tournait sur lui-même, son petit pistolet ridicule à la main, face à quinze motards qui descendaient de leurs machines, chaînes et battes de baseball à la main.
Le plus grand d’entre eux, un colosse nommé “L’Ours”, s’est approché de Marc. Il a simplement tendu la main et lui a arraché l’arme comme on prend un jouet à un enfant. Puis il lui a mis une gifle magistrale, un bruit de claquement qui a résonné plus fort que le coup de feu. Marc s’est effondré en pleurant.
L’Ours s’est penché vers moi. — T’as une sale gueule, Thierry, a-t-il dit avec sa voix de gravier, mais je voyais l’inquiétude dans ses yeux. On a reçu ton message. On a fait aussi vite qu’on a pu avec ce temps de merde.
— Merci… frangin, ai-je soufflé.
Je sentais mes forces m’abandonner. Le froid devenait bizarrement agréable, une sorte de chaleur engourdissante. Je glissais.
— Hé ! Reste avec nous ! a crié L’Ours. Appelez les pompiers ! Vite !
À ce moment-là, la porte du hangar s’est ouverte. Sophie a couru vers moi, ignorant les motards effrayants, ignorant Marc qui pleurait au sol. Elle s’est jetée à genoux dans la neige à côté de moi, prenant mon visage dans ses mains gelées.
— Thierry ! Oh mon Dieu, Thierry ! Restez avec nous !
Derrière elle, Léa s’est approchée doucement. Elle avait les yeux écarquillés, remplis de larmes. Elle a vu le sang. Elle a vu l’homme qui s’était battu pour elle.
Elle s’est penchée et a posé sa tête contre mon épaule valide. — Merci… a-t-elle chuchoté.
C’est la dernière chose que j’ai entendue avant que le noir ne m’emporte. Pas le noir du désespoir. Pas le noir de la solitude. Mais un noir paisible. J’avais froid, j’avais mal, je mourais peut-être, mais pour la première fois depuis dix ans, mon cœur ne saignait plus de chagrin. Il battait pour quelque chose de juste.
La neige continuait de tomber, recouvrant lentement la violence de cette nuit de Noël, comme un linceul blanc et pur.
PARTIE 4 : Les Cicatrices du Cœur
Le réveil n’a pas été comme dans les films. Il n’y a pas eu de lumière blanche au bout du tunnel, ni de musique céleste. Il y a eu d’abord l’odeur. Cette odeur aseptisée, mélange d’éther, de javel et de soupe tiède qui vous prend à la gorge et vous crie que vous êtes à l’hôpital. Ensuite, il y a eu le bruit. Le “bip… bip… bip…” régulier, monotone, agaçant, d’un moniteur cardiaque. Et enfin, la douleur. Une brûlure sourde, lancinante, sur mon flanc droit, comme si on m’avait enfoncé un tisonnier chauffé à blanc dans les côtes.
J’ai ouvert les yeux péniblement. La lumière crue du néon m’a agressé, m’obligeant à cligner plusieurs fois des paupières. J’étais vivant. C’était la première surprise.
Je me trouvais dans une chambre standard de l’Hôpital Nord de Saint-Étienne. Dehors, par la fenêtre, le ciel était bas et gris, typique de la région en hiver.
J’ai tourné la tête, un mouvement qui m’a demandé un effort surhumain. Sur le fauteuil visiteur, une masse sombre ronflait bruyamment, la bouche ouverte. C’était “L’Ours”, mon vieux pote des Black Pistons. Il remplissait le siège en plastique de toute sa carrure, son blouson de cuir posé comme une couverture sur ses genoux.
J’ai essayé de parler, mais ma gorge était du papier de verre. — Hé… le gros… ai-je coassé.
Le ronflement s’est arrêté net. L’Ours a sursauté, manquant de basculer, et s’est frotté les yeux. Quand il a vu que j’étais réveillé, un sourire immense a fendu sa barbe broussailleuse.
— Thierry ! Bon sang, t’es coriace, mon vieux ! On a cru que tu allais y passer. Le chirurgien a dit que la balle avait frôlé le foie. Deux centimètres de plus à gauche, et c’était le terminus.
J’ai grimaçé en essayant de me redresser, avant de renoncer. — Combien de temps ? ai-je demandé.
— Trois jours. Tu as dormi trois jours, mec. T’as perdu beaucoup de sang.
Les souvenirs de la scierie me sont revenus en bloc. La neige. Le couteau. Le coup de feu. Et elles. Une vague de panique m’a saisi, ignorant la douleur. — Sophie… La petite… Elles vont bien ? Où est Marc ?
L’Ours s’est levé et a posé sa main lourde sur mon épaule pour me calmer. — Calme-toi. Tout va bien. Elles vont bien. Elles n’ont rien. Juste une grosse frayeur et froid. Elles sont en sécurité.
Il a pris un air plus sérieux, presque solennel. — Pour ce qui est de Marc… Il ne fera plus de mal à personne. Quand les flics sont arrivés – on les a appelés juste après t’avoir chargé dans l’ambulance – on a tout raconté. Et Sophie… Sophie a été courageuse. Elle a tout déballé. Les photos, les messages, les menaces. Avec le témoignage de quinze motards et tes blessures par balle, le procureur n’a pas eu le choix. Il est en détention provisoire à la prison de La Talaudière. Tentative d’homicide, violences conjugales aggravées… Il va prendre perpète, ou pas loin. Ses avocats ne pourront pas le sauver cette fois. C’est fini, Thierry. Tu as gagné.
J’ai fermé les yeux, un soulagement immense m’envahissant. J’avais gagné. Pour la première fois de ma vie, la violence avait servi à protéger, pas à détruire.
— Elles sont là, tu sais, a ajouté L’Ours doucement. Elles attendent dans le couloir depuis ce matin. Elles voulaient être là quand tu ouvrirais les yeux.
Il est allé ouvrir la porte.
Quand Sophie est entrée, elle semblait différente. Elle portait toujours les mêmes vêtements modestes, mais sa posture avait changé. Elle ne regardait plus le sol. Elle marchait la tête haute. Elle tenait la main de Léa.
La petite s’est précipitée vers le lit, s’arrêtant juste avant de me toucher, impressionnée par les tubes et les pansements. — Thierry ! a-t-elle crié, les yeux brillants.
Sophie s’est approchée. Elle avait des cernes sous les yeux, mais son sourire était radieux, sincère. — Merci… a-t-elle murmuré, la voix brisée par l’émotion. Merci de nous avoir donné une vie.
Elle a posé sa main sur la mienne. Sa peau était chaude. C’était une sensation étrange pour moi, habitué au froid de la solitude. — Je n’ai fait que ce que n’importe qui aurait dû faire, ai-je répondu, gêné.
— Non, a coupé Sophie fermement. Personne d’autre ne l’a fait. Juste vous. Vous avez failli mourir pour nous. On ne l’oubliera jamais.
Léa a tendu une feuille de papier A4 un peu froissée. — C’est pour toi. C’est pour décorer ta chambre parce qu’elle est toute blanche et moche.
J’ai pris le dessin. C’était un gribouillage d’enfant, mais on distinguait clairement les formes. Une grosse moto noire. Un bonhomme avec une barbe grise. Et à côté, une dame et une petite fille qui se tenaient la main. Au-dessus, un grand soleil jaune et un mot écrit en lettres maladroites : “HÉROS”.
J’ai senti une larme, une seule, couler le long de ma joue, se perdant dans ma barbe. Je ne pleure jamais. Mais là, devant ce dessin, devant ces deux êtres que le destin avait mis sur ma route, mon armure s’est fissurée pour de bon.
Les mois qui ont suivi ont été longs. La rééducation a été pénible. Apprendre à marcher sans boiter, retrouver son souffle, supporter les séances de kiné. J’ai passé l’hiver et le début du printemps à me reconstruire.
Mais je n’étais plus seul. Sophie et Léa avaient trouvé un petit appartement social à Saint-Étienne, grâce à l’aide d’une association et, il faut le dire, grâce à un petit coup de pouce financier des Black Pistons qui avaient organisé une collecte. Elles venaient me voir trois fois par semaine. On parlait de tout, de rien. De l’école de Léa, du nouveau travail de Sophie comme caissière, de la météo.
Un jour de mars, alors que nous étions assis sur un banc dans le parc de l’hôpital, profitant des premiers rayons de soleil, j’ai décidé de lui parler. De lui dire pourquoi. Je lui ai raconté Manon. Je lui ai raconté mes erreurs, mon absence, ma culpabilité qui me rongeait depuis dix ans. Sophie m’a écouté sans m’interrompre, me tenant la main.
— Tu sais, Thierry, m’a-t-elle dit après un long silence. Manon serait fière de toi aujourd’hui. Tu n’as pas pu la sauver elle, et c’est une tragédie. Mais en sauvant Léa, tu as donné un sens à sa mémoire. Tu as transformé ta douleur en bouclier pour quelqu’un d’autre. C’est ça, la rédemption.
Ses mots ont agi comme un baume sur une vieille blessure infectée. J’ai compris que je ne pourrais jamais effacer le passé, mais que je pouvais écrire un avenir différent.
Un an plus tard. Veille de Noël.
La neige tombait à nouveau sur la région, recouvrant les monts du Forez d’un manteau blanc. Mais cette fois, je ne la regardais pas depuis la fenêtre sombre d’un taudis.
J’étais derrière le comptoir du “Nouveau Relais”. Gégé, le vieux patron, m’avait proposé de m’associer avec lui après ma sortie de l’hôpital. Avec mes économies et un peu d’huile de coude, on avait retapé l’endroit. Ce n’était plus le boui-boui sinistre d’autrefois. Les murs étaient peints de couleurs chaudes, une cheminée crépitait dans le coin, et l’odeur de la friture froide avait laissé place à celle, bien plus agréable, de la tartiflette et du vin chaud aux épices.
Le restaurant était plein à craquer.
Il y avait des habitués, des camionneurs, des voisins. Mais il y avait surtout une grande table au centre, bruyante et joyeuse. Les Black Pistons étaient là, au grand complet. L’Ours portait un bonnet de Père Noël ridicule par-dessus son bandana de motard. Ils riaient, mangeaient, trinquaient. Ces types qui faisaient peur à tout le monde étaient devenus, au fil des mois, les oncles d’adoption les plus protecteurs que la terre ait portés.
Et puis, il y avait elles. Sophie aidait au service, rayonnante, un plateau de verres à la main. Elle avait repris des couleurs, pris un peu de poids. Elle riait aux blagues grasses de Gégé. Elle était vivante. Libre.
Et Léa… Léa courait entre les tables, slaloomant entre les jambes des colosses en cuir.
— Tonton Thierry ! Tonton Thierry !
Elle a déboulé derrière le comptoir et s’est accrochée à ma jambe. J’ai posé le torchon que je tenais et je l’ai soulevée dans mes bras. Elle avait grandi en un an. — Qu’est-ce qu’il y a, ma puce ?
— L’Ours a dit que si je suis sage, il me laissera klaxonner sur sa moto tout à l’heure ! C’est vrai ?
J’ai ri. — Si L’Ours l’a dit, c’est que c’est vrai. Mais seulement si tu finis ton assiette d’abord.
Elle m’a fait un bisou sonore sur la joue, un bisou qui sentait le chocolat, et est repartie en courant.
J’ai croisé le regard de Sophie à travers la salle. Elle s’est arrêtée un instant, m’a souri, et a mimé un “merci” silencieux. J’ai hoché la tête. Il n’y avait plus besoin de mots entre nous. Nous étions une famille. Une famille bizarre, recomposée, bancale, faite de motards, d’un vieux patron grincheux, d’une mère résiliente et d’un ex-taulard repenti. Mais une famille quand même.
Vers minuit, le bruit s’est un peu calmé. J’ai tapé sur mon verre avec une cuillère. — Un peu de silence, s’il vous plaît ! ai-je lancé.
Les conversations se sont tues. Tous les visages se sont tournés vers moi. J’avais préparé un discours, mais en voyant tous ces gens, j’ai tout oublié.
— Je… Je voulais juste vous dire merci, ai-je commencé, la voix un peu tremblante. Il y a un an, jour pour jour, j’étais assis à cette table, là-bas, tout seul. Je pensais que ma vie était finie. Je pensais que je n’avais plus rien à offrir à ce monde à part mes regrets.
J’ai regardé Sophie, puis Léa qui était assise sur les genoux de L’Ours. — Et puis, la porte s’est ouverte. Et j’ai compris que la vie nous donne toujours une seconde chance, si on a le courage de la saisir. J’ai compris que Noël, ce n’est pas les cadeaux ou les décorations. Noël, c’est de ne laisser personne dehors dans le froid. C’est tendre la main quand tout semble perdu.
J’ai levé mon verre. — Alors, à la famille. Celle qu’on a, celle qu’on a perdue, et surtout, celle qu’on se choisit. Joyeux Noël à tous !
— Joyeux Noël ! ont hurlé les motards en levant leurs chopes de bière.
La musique a repris. Les rires ont éclaté de plus belle. Je suis sorti quelques instants sur le perron pour fumer une cigarette. La nuit était claire, froide, magnifique. Les étoiles brillaient au-dessus de Saint-Étienne comme des diamants sur du velours noir.
J’ai sorti mon portefeuille. À l’intérieur, il y avait la vieille photo écornée de Manon. Et juste à côté, j’avais glissé le dessin de Léa, plié en quatre. J’ai regardé le ciel.
— Tu vois, ma fille, ai-je chuchoté à la vapeur de mon souffle. Je ne suis plus seul. Et je veille sur elles, comme je veille sur toi.
J’ai senti une paix profonde m’envahir. Pas l’oubli, non. La douleur était toujours là, comme une vieille cicatrice qui tire par temps de pluie. Mais elle ne faisait plus mal. Elle faisait partie de moi, de mon histoire, de ce qui m’avait permis de devenir l’homme que j’étais ce soir.
La porte s’est ouverte derrière moi. C’était Sophie. Elle m’a tendu une écharpe en laine. — Tu vas prendre froid, a-t-elle dit doucement. Rentre. On va couper la bûche.
J’ai écrasé ma cigarette. J’ai regardé la route sombre, celle-là même où Marc avait fui, celle où j’avais failli mourir. Elle ne me faisait plus peur. C’était juste une route. J’ai souri à Sophie.
— J’arrive, ai-je répondu.
Je suis rentré dans la chaleur et la lumière du restaurant, laissant la nuit et ses fantômes derrière moi, une bonne fois pour toutes. La porte s’est refermée, scellant notre bonheur retrouvé, tandis que la clochette tintait joyeusement, non plus comme une alarme, mais comme une promesse.
La promesse que tant qu’il y a de l’amour, il y a de l’espoir. Même pour un vieux motard brisé.
FIN