Partie 1
C’était un jeudi matin glacial à Lyon. Le ciel était d’un gris métallique, typique de l’hiver rhodanien, et le vent s’engouffrait dans les rues, faisant frissonner les élèves devant le portail du Collège Victor Hugo.
Je m’appelle Manon. J’ai 13 ans, et je vois le monde d’un peu plus bas que les autres.
Née avec une spina bifida, mon fauteuil roulant est mon extension, mes jambes, ma liberté. Mais pour certains, c’est juste une cible. Ce matin-là, j’étais “invisible”, comme d’habitude. Je me tenais près de la grille, attendant que la foule compacte se dissipe pour pouvoir manœuvrer sans écraser personne.
Les rires fusaient, les discussions sur le dernier match de l’OL ou les vidéos TikTok allaient bon train. J’aimais observer. J’avais appris à être silencieuse, à me fondre dans le décor urbain.
Jusqu’à ce que Lucas arrive.
Lucas, c’était le roi du collège. Capitaine de l’équipe de foot, beau gosse, arrogant, fils d’un notable du quartier. Il ne marchait pas, il paradait, flanqué de ses deux ombres, Théo et Max. Lucas n’aimait pas ce qui était différent. Il ne le disait pas ouvertement, mais ses actes parlaient pour lui : un chemin bloqué “par accident”, des moqueries sur le grincement de mes pneus.
J’étais à quelques mètres de la rampe d’accès quand ils m’ont barré la route.
— “Alors, Manon, t’as pas pensé à mettre un turbo là-dessus ?” a lancé Théo en tapotant ma roue.
J’ai serré les mains sur mes mains courantes, le cœur battant la chamade. “Laissez-moi passer,” ai-je murmuré, fixant le sol.
— “On va t’aider à dégager le passage,” a ricané Lucas.
Mais au lieu de s’écarter, il a saisi les poignées arrière de mon fauteuil. En une fraction de seconde, il a tiré d’un coup sec vers l’arrière. L’équilibre s’est rompu. J’ai senti le vide, la panique, mes bras qui cherchaient désespérément une prise.
Le monde a basculé.
Je me suis retrouvée sur le flanc, sur le bitume froid et sale. Le choc a résonné dans mon épaule, une douleur aiguë, mais c’est le silence soudain qui m’a fait le plus mal. Tout s’est arrêté. Les conversations, les pas. Puis, les rires ont commencé. D’abord étouffés, puis francs et cruels.
Je suis restée là, mes livres éparpillés comme des feuilles mortes, mon sac à moitié ouvert. Je ne pleurais pas. Maman m’avait appris une chose : “On ne reste jamais au sol, Manon. Jamais.” Mais ce jour-là, la honte pesait plus lourd que mon propre corps. Je me sentais minuscule, brisée, un déchet sur le trottoir lyonnais.
C’est là que j’ai entendu le bruit de baskets frapper le sol avec rage.
Une fille a fendu la foule. C’était Camille. On ne se connaissait pas vraiment. Elle était discrète, toujours au fond de la classe, avec ses cheveux bouclés en bataille et ce regard intense. Camille venait d’un quartier difficile, elle connaissait la galère. Elle a vu la scène. Elle a vu le sourire suffisant de Lucas.
Elle s’est jetée à genoux près de moi, ignorant les regards. — “Ça va ?” a-t-elle demandé, sa voix douce contrastant avec la fureur dans ses yeux.
J’ai hoché la tête, ravalant mes larmes. Camille s’est relevée lentement, se tournant vers Lucas comme une lionne prête à bondir. Le silence est retombé, mais cette fois, il était lourd de menace.
— “Tu trouves ça drôle, c’est ça ?” a-t-elle hurlé, sa voix résonnant contre les murs de l’école.
Lucas a perdu son sourire. — “Oh ça va, c’est une blague. T’es qui toi, sa nounou ?”
Camille a avancé d’un pas. Elle n’était pas grande, mais elle dégageait une énergie terrifiante. — “C’est fini, Lucas. Tu ne toucheras plus jamais à ce fauteuil.”
Les pions (surveillants) arrivaient enfin en courant, sifflets à la bouche. La scène s’est dissoute, mais la guerre était déclarée. Ce que Lucas ignorait, c’est que l’après-midi même avait lieu le “Grand Cross Solidaire” du collège… et Camille avait un plan.

Partie 2
L’infirmerie du collège sentait l’éther et le détergent au citron, une odeur qui me prenait toujours à la gorge. J’étais assise sur le brancard recouvert de papier crépitant, ma manche relevée, pendant que Madame Garcia, l’infirmière scolaire, tamponnait doucement mon coude écorché avec une compresse imbibée de désinfectant. La douleur physique n’était qu’une piqûre d’insecte comparée au tsunami émotionnel qui ravageait mon intérieur. Je revoyais la scène en boucle : le ciel gris de Lyon qui tournoie, le choc contre le bitume, et surtout, ces rires. Ces rires qui semblaient encore résonner entre les murs carrelés de la petite pièce.
La porte s’est entrouverte doucement. Ce n’était pas un surveillant, ni le CPE. C’était Camille. Elle tenait mon sac à dos d’une main et le sien de l’autre, l’air toujours aussi farouche, ses cheveux bouclés formant une auréole rebelle autour de son visage métissé.
— “Ils t’ont pas trop abîmée ?” a-t-elle demandé, sans s’approcher, comme si elle avait peur de m’envahir.
J’ai secoué la tête, incapable de parler sans que ma voix ne tremble. Madame Garcia a fini son pansement et nous a jeté un regard bienveillant par-dessus ses lunettes. — “Juste des égratignures et un gros bleu, Manon. Mais tu es pâle. Tu veux que j’appelle ta mère ?”
— “Non !” Le mot est sorti trop vite, trop fort. “S’il vous plaît, non. Elle travaille. Elle s’inquiète déjà assez comme ça.” Maman cumulait deux emplois pour payer les séances de kiné non remboursées et l’entretien de mon fauteuil. Lui dire que j’avais été renversée, c’était lui briser le cœur et la forcer à quitter son poste en urgence. Je ne pouvais pas lui faire ça.
Camille est entrée complètement et a posé mon sac sur une chaise. Une fois l’infirmière retournée à son bureau pour remplir la fiche d’incident, Camille s’est approchée. — “J’ai entendu ce que tu as dit,” a-t-elle murmuré. “Pour ta mère. La mienne aussi elle bosse dur. De nuit à l’hôpital Edouard Herriot. Je sais ce que c’est de pas vouloir être un poids.”
Nos regards se sont croisés, et pour la première fois, j’ai vu autre chose que de la pitié dans les yeux de quelqu’un. J’y ai vu une reconnaissance mutuelle. Une solidarité silencieuse née des galères qu’on cache sous nos sourires polis.
— “Pourquoi tu as fait ça ?” ai-je fini par demander. “Te mettre Lucas à dos… c’est du suicide social dans ce collège.”
Camille a haussé les épaules, un geste désinvolte qui cachait une colère profonde. — “Parce que j’en ai marre. Marre de voir des types comme lui penser que le monde leur appartient juste parce qu’ils savent taper dans un ballon. Et puis…” Elle a hésité, triturant la bretelle de son sac. “Mon petit frère, Léo. Il est asthmatique sévère. L’année dernière, on s’est moqué de lui parce qu’il avait sa Ventoline à la récré. Je n’étais pas là pour le défendre. Aujourd’hui, j’étais là pour toi.”
Une chaleur inattendue s’est diffusée dans ma poitrine. Je n’étais plus seule. Mais le problème Lucas restait entier. Il ne suffirait pas d’une intervention héroïque pour changer les mentalités ancrées dans le béton de la cour de récréation.
— “Il va se venger,” ai-je soupiré, regardant mes roues immobiles. “Il va rendre ma vie encore plus impossible.”
— “Non,” a tranché Camille avec un sourire en coin qui me fit froid dans le dos. “Parce qu’on va le piéger.”
Le plan de Camille était d’une audace folle, presque suicidaire. Le “Cross Solidaire” de l’après-midi. Une tradition au collège Victor Hugo. Tous les élèves devaient courir pour une association locale. D’habitude, j’étais dispensée, ou alors je faisais quelques tours symboliques sur la piste d’athlétisme goudronnée pendant que les autres partaient dans les sentiers boueux des berges du Rhône. Mais cette année, les règles avaient changé pour favoriser l’inclusion : des équipes mixtes, des relais.
Nous sommes sorties de l’infirmerie, direction le bureau des professeurs de sport. Le couloir était désert, les cours avaient repris. Mes pneus crissaient légèrement sur le linoléum. Camille marchait à mes côtés, tel un garde du corps.
Nous avons trouvé Madame Dubois dans son petit bureau vitré qui donnait sur le gymnase. Elle était en train de trier des dossards. C’était une femme de fer, une ancienne championne d’heptathlon qui ne tolérait ni la faiblesse d’esprit ni l’injustice.
— “Mesdemoiselles ?” Elle a posé ses listes. “Manon, comment vas-tu ? J’ai entendu parler de… l’incident.”
Camille a pris la parole avant que je puisse minimiser les faits. — “Elle va bien, Madame. Mais on veut s’inscrire au relais de cet après-midi. Ensemble.”
Madame Dubois a froncé les sourcils, surprise. — “C’est une excellente initiative. Il vous faut un troisième relayeur. Vous avez demandé à quelqu’un ?”
— “On veut Lucas,” a lâché Camille.
Le silence dans le petit bureau est devenu lourd. On entendait le bourdonnement des néons et les ballons de basket qui rebondissaient dans le gymnase voisin.
— “Lucas Morel ?” Madame Dubois a croisé les bras, incrédule. “Celui-là même qui…”
— “Exactement,” l’a coupée Camille. “Le règlement dit que les équipes sont formées pour favoriser la cohésion, non ? Quelle meilleure cohésion que de forcer celui qui a renversé le fauteuil à le pousser ?”
Je regardais Camille, stupéfaite. Elle avait du génie. C’était tordu, dangereux, mais brillant.
Madame Dubois a longuement fixé Camille, puis son regard s’est posé sur moi. — “Manon, tu es d’accord avec ça ? Ça va être dur. Le parcours est gras, il a plu toute la nuit. Et Lucas… ce n’est pas un enfant de chœur.”
J’ai pensé à la honte ressentie sur le trottoir ce matin. J’ai pensé à ma mère qui me disait de me relever. Si je refusais, je restais la victime. Si j’acceptais, je devenais actrice de ma propre histoire. — “Je suis d’accord,” ai-je dit, la voix plus ferme que je ne le pensais. “Mais à une condition. Il ne doit pas avoir le choix.”
Madame Dubois a eu un sourire prédateur. — “Laissez-moi faire. J’ai rendez-vous avec le Principal et Lucas dans dix minutes pour sa sanction disciplinaire. Je crois qu’on tient une alternative pédagogique intéressante.”
La nouvelle est tombée à la pause de midi, au self. Le brouhaha habituel des plateaux qui s’entrechoquent et des éclats de voix s’est tu quand le CPE a pris le micro pour les annonces. Lorsqu’il a confirmé la composition des équipes “spéciales”, et que le nom de Lucas a été associé au mien et à celui de Camille, un murmure a parcouru la cantine comme une onde de choc.
J’étais assise à une table près de la sortie, mon endroit habituel pour ne gêner personne. Camille est venue s’asseoir en face de moi, posant son plateau avec fracas. À l’autre bout de la salle, Lucas était livide. Ses potes, Théo et Max, semblaient se moquer de lui, lui donnant des tapes dans le dos mi-compatissantes, mi-hilares. Il a jeté un regard noir dans notre direction, un regard chargé de promesses de représailles. J’ai frissonné.
— “Mange,” m’a ordonné Camille en pointant mes haricots verts. “Tu vas avoir besoin de forces. Ce n’est pas une promenade de santé qu’on va faire.”
— “Tu crois vraiment qu’il va jouer le jeu ?” ai-je demandé, triturant mon pain. “Il pourrait juste saboter la course. Faire semblant de tomber, ou pire, me renverser encore…”
— “Il ne le fera pas,” a assuré Camille. “Parce que son ego est plus gros que ce collège. Dubois lui a dit : c’est la course ou trois jours d’exclusion avec mention au dossier scolaire. Son père le tuerait si ça arrivait. Et surtout, devant tout le monde, il ne peut pas passer pour un faible qui n’arrive pas à pousser un fauteuil.”
Le repas a semblé durer une éternité. Chaque bouchée était difficile à avaler. Je sentais les regards peser sur moi. J’étais devenue, malgré moi, l’attraction principale, le phénomène de foire. “La fille en fauteuil qui défie le capitaine”. Mais au fond de moi, une petite flamme commençait à brûler. Une colère froide et déterminée. Ils voulaient du spectacle ? Ils allaient en avoir.
L’heure H approchait. Nous nous sommes dirigés vers les vestiaires. L’ambiance était différente de celle du matin. L’excitation du cross mêlée à la tension de l’incident créait une atmosphère électrique. En enfilant mon t-shirt de sport, j’ai regardé mes bras dans le miroir. Ils étaient fins, mais musclés par des années à propulser mon propre poids. J’ai mis mes gants de cycliste, ceux que j’utilisais pour éviter les ampoules et les brûlures lors des freinages.
Quand je suis sortie sur le terrain, l’air était vif. Le stade était une vaste étendue de boue et d’herbe jaunie par l’hiver. Des rubalises rouges et blanches délimitaient le parcours qui serpentait autour du terrain de foot, passait par une butte en terre, traversait une zone boisée avant de revenir vers la piste d’athlétisme. C’était un parcours de cross-country classique, un cauchemar pour un fauteuil roulant.
Lucas est arrivé le dernier. Il avait troqué ses baskets de marque immaculées pour des chaussures de trail boueuses, sans doute prêtées par le prof de gym. Il avait l’air furieux, humilié. Il s’est planté devant nous, les mains sur les hanches.
— “Écoutez bien,” a-t-il sifflé entre ses dents, assez bas pour que les profs n’entendent pas. “Je fais ce truc débile pour pas me faire virer. Mais ne vous attendez pas à ce que je sois sympa. On court, on finit, et après, vous m’oubliez.”
Camille s’est avancée, nez à nez avec lui. — “T’inquiète pas, Lucas. Après aujourd’hui, personne ne pourra t’oublier. Mais peut-être pas pour les raisons que tu crois.”
Le coup de sifflet de rassemblement a retenti, coupant court à la confrontation. Les équipes se sont mises en place. Le vent s’est levé, charriant des feuilles mortes et l’odeur de la pluie imminente. J’ai vérifié la pression de mes pneus, ajusté ma ceinture de maintien. Mon cœur battait si fort que je le sentais dans mes tempes.
C’était le moment. Plus de retour en arrière. J’étais sur la ligne de départ de la plus grande épreuve de ma vie, et mon “partenaire” était mon pire ennemi.
Partie 3
Le stade bourdonnait comme une ruche en colère. La musique pop crachée par les enceintes saturées se mêlait aux cris d’encouragement des élèves massés dans les gradins. Le ciel, bas et menaçant, semblait peser sur nos épaules. C’était le tour de notre vague de départ.
Le principe du relais était simple mais brutal : Camille partait en premier pour une boucle de 800 mètres en solo. Elle passait ensuite le témoin à Lucas pour un sprint de 400 mètres. Et enfin, le morceau de bravoure : le dernier kilomètre, où Lucas et moi devions franchir la ligne ensemble. Lui poussant, moi guidant et tenant le témoin.
PAN ! Le pistolet de départ a claqué, libérant une horde d’adolescents.
J’ai vu Camille s’élancer. Elle ne courait pas avec la technique fluide des athlètes du club d’athlétisme. Elle courait avec rage. Ses poings serrés, sa tête rentrée dans les épaules, elle avalait le bitume de la piste comme si elle voulait le détruire. Elle dépassait les concurrents un par un, mue par une énergie qui venait de ses tripes. Dans les gradins, quelques élèves de sa classe, les “invisibles” comme nous, s’étaient levés et hurlaient son nom.
Dans la zone de transition, Lucas sautillait sur place pour s’échauffer, évitant soigneusement mon regard. Il avait l’air nerveux. Il savait que tous les yeux étaient braqués sur lui. Ses amis, Théo et Max, étaient au premier rang, prêts à rire de sa déchéance ou à célébrer sa victoire, selon la tournure des événements.
Camille est arrivée en trombe, le visage rouge, le souffle court. Elle a tendu le bâton témoin à Lucas avec une violence presque palpable. — “Fais pas foirer ça !” lui a-t-elle crié.
Lucas a arraché le témoin et a décollé. C’était un sprinter, explosif et rapide. Il a volé sur la piste, rattrapant le retard que nous avions sur les équipes de tête composées des meilleurs sportifs de 3ème. Je l’ai regardé approcher de ma zone. C’était là que tout allait se jouer.
Il a freiné brusquement à ma hauteur, manquant de glisser. — “Tiens ça !” Il m’a fourré le témoin dans la main.
J’ai serré le cylindre en aluminium froid contre ma paume. Lucas est passé derrière moi et a empoigné les poignées du fauteuil. — “Accroche-toi,” a-t-il grogné.
La première poussée a été brutale. Ma tête a claqué contre l’appui-tête. Nous sommes sortis de la zone bitumée pour entrer sur l’herbe. Immédiatement, la résistance a changé. Ce n’était plus du roulement, c’était du labourage. Les petites roues avant de mon fauteuil, conçues pour les couloirs lisses du collège, vibraient furieusement sur les mottes de terre.
— “Putain, c’est lourd !” a juré Lucas après cinquante mètres.
Nous arrivions à la première difficulté : une légère montée boueuse. Le terrain avait été ravagé par les courses précédentes. C’était un champ de bataille de boue liquide. — “Prends de l’élan !” ai-je crié par-dessus mon épaule.
Lucas a poussé, mais ses pieds ont dérapé. Il est tombé à genoux dans la fange, entraînant le fauteuil qui s’est mis en travers. Des rires ont fusé depuis les spectateurs le long du ruban de signalisation. — “Allez capitaine ! T’aimes la boue ?” a lancé quelqu’un.
Lucas s’est relevé, couvert de terre brune. Il était humilié. Je l’ai vu dans ses yeux quand il a contourné le fauteuil pour se remettre en position. Il était prêt à abandonner. — “C’est impossible,” a-t-il haleté. “Les roues s’enfoncent trop.”
J’ai senti la panique monter. Si on abandonnait là, ils avaient gagné. Lucas restait le caïd, et moi la victime impuissante. — “Soulage l’avant !” lui ai-je ordonné. “Appuie sur les leviers arrière pour lever les petites roues. Fais-moi faire un ‘wheeling’ permanent !”
— “Quoi ?” — “Lève l’avant du fauteuil ! Roule juste sur les grandes roues arrière ! C’est de la physique, Lucas, bon sang !”
Il a grogné, mais il a essayé. Il a basculé le fauteuil en arrière. Je me suis retrouvée le regard vers le ciel gris, en équilibre instable. — “Maintenant pousse !”
Il a poussé. Et miracle, ça a avancé. Libérées de la boue qui les engloutissait, les petites roues ne freinaient plus. Mais pour Lucas, l’effort était titanesque. Il devait maintenir l’équilibre tout en propulsant mon poids et le fauteuil dans un terrain qui aspirait ses chaussures à chaque pas.
Je l’entendais souffler comme un bœuf. Sa respiration était un râle rauque. Je sentais ses mains trembler sur les poignées. — “À gauche ! Trou !” ai-je guidé. Il a corrigé la trajectoire in extremis. — “Racine à droite !”
Nous étions devenus une entité étrange, un centaure de métal et de chair. Je ne pouvais pas avancer sans ses jambes, il ne pouvait pas avancer sans mes yeux et mes instructions. Pour la première fois de sa vie, le grand Lucas Morel devait écouter, obéir et faire confiance à la fille qu’il méprisait le matin même.
Nous avons dépassé une équipe coincée dans un virage. Puis une autre. La fatigue brûlait mes bras car j’aidais en propulsant les mains courantes à chaque fois que je le pouvais, mes gants couverts de boue glissante.
— “Mes bras… je sens plus mes bras,” a gémi Lucas. Nous étions à mi-parcours, dans la zone boisée, loin des regards du public. Juste nous, le bruit du vent et nos respirations.
— “Pense à ce matin,” ai-je dit, sans agressivité, juste comme un constat. “Quand tu m’as renversée. Tu te sentais fort, hein ?”
Il n’a pas répondu tout de suite. Il continuait de pousser, mécaniquement. — “Je voulais juste… faire rire les gars,” a-t-il fini par avouer, la voix brisée par l’effort. “Je pensais pas que tu tomberais vraiment.”
— “Je tombe tout le temps, Lucas. Le monde n’est pas fait pour les roues. Mais je me relève. Là, c’est toi qui es en train de tomber. Tu vas rester par terre ?”
J’ai senti une secousse. Un regain d’énergie. Il a accéléré. — “Ferme-la et guide-moi,” a-t-il lancé, mais il n’y avait plus de méchanceté. C’était de la détermination pure.
Nous sommes sortis du bois. Le stade est réapparu. La dernière ligne droite. Trois cents mètres de gazon, puis la piste en tartan. Nous étions loin derrière les premiers, mais nous n’étions pas derniers.
Quand la foule nous a vus émerger de la forêt, couverts de boue de la tête aux pieds, un silence étrange s’est fait. Ils s’attendaient à voir Lucas abandonner, ou me voir pleurer sur le bas-côté. Au lieu de ça, ils voyaient le capitaine de l’équipe de foot, le visage déformé par l’effort, poussant comme un forcené, et moi, penchée en avant, accompagnant chaque mouvement, hurlant le rythme.
— “Allez ! Encore ! Encore !”
Le silence s’est brisé. Ce n’était pas des moqueries. C’était une clameur. Camille était au bord de la piste, sautant et hurlant. Mme Dubois applaudissait à tout rompre. Même les profs les plus stricts criaient. La boue collait aux roues, chaque mètre pesait une tonne. Lucas était à l’agonie. Je sentais ses forces l’abandonner. Le fauteuil ralentissait.
— “Lucas ! Regarde-moi !” J’ai tourné la tête en arrière, attrapant son regard vitreux. “On ne s’arrête pas ! Pas maintenant ! Pour Léo ! Pour moi ! Pour ta fierté, on s’en fout, mais pousse !”
Il a poussé un cri primal, un rugissement de douleur et de volonté. Il a puisé dans des ressources qu’il ne soupçonnait pas, loin de ses facilités habituelles. Il a donné un dernier coup de rein, propulsant le fauteuil sur le tartan rouge de la piste finale.
Les roues ont enfin trouvé de l’adhérence. Le fauteuil a filé. Nous avons franchi la ligne d’arrivée dans un dérapage incontrôlé.
Le monde a tourné. Lucas a lâché les poignées et s’est écroulé sur le dos, étalé de tout son long sur la piste, la poitrine se soulevant violemment. Le fauteuil a continué sur quelques mètres avant que je ne le freine. J’étais tétanisée, mes muscles en feu, mais mon esprit était d’une clarté absolue.
J’ai fait demi-tour et je suis revenue vers lui. Il avait les yeux fermés, le visage maculé de terre séchée, de sueur et peut-être d’une larme ou deux. Tout le monde nous regardait. Personne n’osait approcher. C’était notre moment.
Je me suis penchée vers lui, le témoin toujours serré dans ma main. — “Hé,” ai-je dit doucement.
Il a ouvert un œil, puis l’autre. Il a tourné la tête vers moi. Il n’avait plus l’air du roi du collège. Il ressemblait juste à un garçon de 14 ans qui venait de comprendre quelque chose d’immense.
— “C’est… c’est l’enfer,” a-t-il soufflé. “Comment tu fais ?”
— “Je n’ai pas le choix,” ai-je répondu. “Toi, tu l’avais.”
Il s’est redressé lentement sur les coudes, regardant ses mains écorchées, ses jambes tremblantes. Il a regardé le fauteuil, puis moi. — “Plus jamais,” a-t-il murmuré, mais je savais qu’il ne parlait pas de la course. Il parlait de ce matin. De la rampe. Du mépris.
Camille est arrivée en courant, se jetant sur nous, nous serrant tous les deux dans une étreinte maladroite et boueuse. Pour la première fois de l’histoire du collège Victor Hugo, la rebelle, la handicapée et le capitaine étaient unis dans la même crasse, sous les mêmes applaudissements.
Partie 4
L’après-course avait un goût étrange, métallique, comme le sang dans la bouche après un effort trop violent. Dans les vestiaires des garçons, on m’a raconté plus tard que le silence régnait. D’habitude, après un match, c’était le chaos : cris, déodorant aspergé partout, vannes qui fusent. Mais ce jour-là, quand Lucas est entré, couvert de boue séchée telle une armure craquelée, personne n’a osé faire une remarque.
Théo, son fidèle lieutenant, a essayé une blague : “Alors mec, t’as fini ta punition ? Tu t’es bien sali pour la roulettes…” Lucas s’est arrêté net, sa serviette à la main. Il a fixé Théo avec une intensité froide. — “Ferme-la, Théo. Juste… ferme-la.” Et Théo l’a fermée. La hiérarchie venait de changer subtilement, mais définitivement. Le roi n’avait pas été détrôné, il avait juste changé les lois du royaume.
De mon côté, dans les vestiaires filles, l’ambiance était différente. Les filles qui m’ignoraient le matin même me tendaient des lingettes, me demandaient si j’avais mal aux bras. Camille, assise sur un banc, rayonnait. Elle avait l’air d’avoir gagné la Coupe du Monde. — “T’as vu sa tête ?” répétait-elle en bouclant ses lacets. “T’as vu quand il a failli vomir au deuxième tour ? C’était poétique, Manon. De la pure poésie.”
Je souriais, mais j’étais épuisée. Une fatigue saine, pas celle de la dépression ou de la frustration. J’avais mal partout, mais je me sentais incroyablement légère.
Le lundi matin suivant a été le véritable test. L’adrénaline de l’événement était retombée. La routine reprenait. Je suis arrivée devant le portail, le même endroit où j’avais été renversée quatre jours plus tôt. J’ai senti une boule au ventre. Est-ce que tout redeviendrait comme avant ?
J’ai roulé vers la rampe. Il y avait du monde. Un groupe de 4ème bloquait le passage, discutant fort. J’ai pris ma respiration pour demander pardon, comme d’habitude. Soudain, une main s’est posée sur l’épaule du plus grand du groupe. C’était Lucas. Il portait son blouson de l’équipe de foot, mais il ne souriait pas avec arrogance. — “Bougez-vous,” a-t-il dit calmement. “Vous voyez pas que vous bloquez l’accès ?”
Les garçons se sont écartés comme la Mer Rouge. Lucas ne m’a pas fait de grand discours. Il a juste hoché la tête, un micro-signe de respect, et a continué son chemin vers ses amis. Camille, qui m’attendait en haut de la rampe, m’a fait un clin d’œil. C’était gagné.
Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée là. Ce qui avait commencé comme une punition s’est transformé en mission. Quelques semaines plus tard, le Principal, Monsieur Garnier, a convoqué une assemblée générale exceptionnelle. Il voulait capitaliser sur le succès du Cross et l’élan de solidarité qui en avait découlé. Il a invité les élèves à proposer des projets pour le Conseil de Vie Collégienne (CVC).
À la surprise générale, Lucas a levé la main. Il s’est levé, un peu gauche, loin de son assurance habituelle sur un terrain de sport. — “Ouais, euh… Avec Manon et Camille, on a discuté un truc.” Il nous a cherchées du regard. Je suis sortie des rangs avec mon fauteuil, Camille à mes côtés. Nous avions préparé ça au CDI, entre deux cours.
— “On veut lancer un audit d’accessibilité,” ai-je expliqué au micro, ma voix résonnant dans le gymnase silencieux. “Pas juste pour les fauteuils. Pour tout le monde. Les béquilles, les asthmatiques, ceux qui ont du mal à lire. On veut que ce collège arrête de créer des obstacles.”
— “Et on veut créer une brigade,” a ajouté Camille. “Une équipe d’élèves qui aide, pas qui juge. Pour que plus personne ne se retrouve seul par terre dans la cour.”
Le projet a été voté à l’unanimité.
L’année a passé. Les saisons ont changé les couleurs des arbres dans la cour de récréation de Lyon, passant du gris de l’hiver au vert tendre du printemps. Notre trio improbable est devenu une fixture du paysage scolaire. On nous voyait souvent ensemble sur un banc : Lucas mangeant ses sandwichs protéinés avant l’entraînement, Camille dessinant dans ses carnets noirs, et moi révisant mes cours. Nous n’étions pas les meilleurs amis du monde au sens classique. Lucas restait avec ses footballeurs, Camille avec ses artistes rebelles, et moi avec mes livres. Mais il y avait ce lien indéfectible, ce fil invisible tissé dans la boue ce jeudi après-midi.
Un jour de juin, juste avant le Brevet des collèges, je suis passée devant le bureau de la Vie Scolaire. Il y avait du bruit. Un petit 6ème, tout chétif, pleurait sur un banc. Il avait perdu ses lunettes et des grands s’étaient moqués de lui. J’ai vu Lucas sortir du bureau des surveillants. Il a vu le gamin. Il s’est arrêté. J’ai retenu mon souffle, me demandant ce qu’il allait faire. Le vieux Lucas aurait ri ou serait passé sans voir.
Le nouveau Lucas s’est assis à côté du petit. — “C’est quoi le problème, bonhomme ?” Le petit a reniflé. “Ils disent que je suis une taupe.” Lucas a souri. Il a sorti ses propres lunettes de soleil de sa poche et les a posées sur le nez du gamin. — “Dis-leur que t’es pas une taupe. T’es un agent secret en couverture. Et si ils ont un problème avec ça, dis-leur de venir voir Lucas.”
J’ai souri, les larmes aux yeux. J’ai roulé jusqu’à eux. — “Et si Lucas est pas là,” ai-je ajouté, “tu viens voir Manon. On a une équipe de choc ici.”
Le petit nous a regardés comme si nous étions des Avengers.
Aujourd’hui, quand je repense à cette journée, je ne ressens plus la douleur de la chute. Je ne ressens plus la honte du bitume froid contre ma joue. Je ressens la brûlure de mes muscles dans la montée boueuse. Je ressens la main de Camille sur mon épaule. Et je revois le regard de Lucas changer, passant du mépris à la compréhension.
On dit souvent que les enfants sont cruels. C’est vrai. Mais ils sont aussi capables d’apprentissages fulgurants. Il a suffi d’une chute, d’une main tendue et d’une course dans la boue pour prouver que la vraie force ne réside pas dans les muscles des jambes, mais dans la capacité à se mettre à la place de l’autre.
Nous avons quitté le collège Victor Hugo depuis longtemps maintenant. Mais il paraît qu’il y a une fresque peinte par les élèves dans le hall d’entrée. On y voit une piste d’athlétisme rouge, un fauteuil roulant avec des ailes, et trois silhouettes qui avancent ensemble. Et en dessous, une phrase que Camille avait taguée un jour sur mon plâtre : “On ne s’élève qu’en aidant les autres à se relever.”
C’est mon histoire. Celle d’une chute qui m’a appris à voler.